Et le train siffla, une nouvelle de Kika Daly
C’est dans une langue très ancienne, une langue morte, avaient déclaré les experts.
La dernière locutrice de cette langue vieille de 65.000 ans, était morte. Les chercheurs en linguistique issus des universités les plus prestigieuses, avaient été contactés, mais aucun d’eux n’avait pu déchiffrer l’inscription gravée sur la pierre.
Il n’y avait plus aucun espoir que cette inscription capitale pour la survie de l’Humanité soit déchiffrée, à moins que…
*
A des milliers de kilomètres de là, un hélicoptère survolait l’île depuis déjà quelques minutes, fait absolument inhabituel au large de Nicobar. Mika Anta sortit de sa maison pour observer cet événement d’une extrême rareté.
Cette professeure de linguistique à la retraite, avait quitté son Inde natale pour sa passion : l’enregistrement de locuteurs des langues menacées de disparition, qui l’avait conduite en terre amérindienne. Elle en avait profité pour en apprendre quelques unes, et la doyenne de l’humanité, dernière locutrice native de ce peuple, Boa Su, lui avait appris le Bo avant de mourir 6 ans plus tôt. Elle parlait, lisait et écrivait donc le Bo.
L’hélicoptère se posa dans le champ voisin et les trois hommes qui en descendirent vinrent à sa rencontre.
Vous êtes priée de nous suivre Madame, sur haute instruction du gouvernement de la République d’Ayïti.
Et ils l’embarquèrent avec eux.
Plusieurs heures plus tard, Mika Anta fut introduite dans une pièce aseptisée, où l’attendaient visiblement les plus hautes autorités d’Ayïti. Avançant de sa démarche altière, elle croisa des regards inquisiteurs et inquiets. Se dirigeant vers la stèle sur laquelle trônait le rocher, elle posa les yeux sur les caractères inscrits, inspira et commença :
Au moment de cette éclipse lunaire, trois planètes seront alignées sur le même axe. Quand cela arrivera, tout fils ou fille d’Afrique, aura trente jours pour retourner sur la Terre Mère. Sinon, une malédiction irréversible s’abattra et aucune femme noire sur la planète ne pourra plus jamais enfanter.
Mika Anta tressaillit, penchée au-dessus de la pierre gravée. Son visage était livide. Elle releva la tête, parcourut l’assistance d’un regard vide, puis s’effondra sous leurs yeux hagards, dans une longue litanie inaudible, avant de s’éteindre.
*
La nouvelle avait fait le tour de la planète. Elle était à la Une du Freedom’s Journal, dont la fiabilité était incontestée.
C’était le principal sujet de discussion dans les chaumières, la véracité de l’inscription et ses conséquences.
Les sceptiques refusaient de céder à la panique arguant que l’inscription sur la pierre n’avait pas fait l’objet d’une contre-expertise après la mort mystérieuse de Mika Anta. Quant aux crédules, ils invoquaient la gravité d’une telle conséquence sur l’avenir de l’humanité si elle s’avérait exacte.
Du Sahara aux Balkans, de la Sicile au Cap de Bonne-Espérance, il fallait s’organiser.
A Boston, le sous-sol de la maison cossue de Wèkè était le théâtre de toutes les joutes idéologiques africaines depuis plus d’une décennie. Ses amis et lui aimaient s’y retrouver tous les vendredis soir autour d’un Gin Tonic et d’arachides grillées, et les discussions allaient bon train, agrémentées par les volutes des cigarillos qu’ils affectionnaient. Démocratie, guerre, coups d’Etats, printemps arabe, Ebola, tous les sujets sur l’actualité africaine y étaient décryptés, de leur regard d’immigrés africains qui avaient réussi en Occident.
Aujourd’hui, c’était différent. Le centre spatial de Port-de-Paix avait publié la veille un bulletin annonçant une éclipse lunaire inédite avec l’alignement de trois planètes du système solaire sur le même axe que la Terre. La révélation de la pierre BO était à prendre au sérieux. Crédules ou pas, le compte à rebours avait commencé.
Dans le sous-sol de la maison de Wèkè, l’ambiance n’avait jamais été aussi grave. Un air tendu, chargé d’inquiétude, avait remplacé la légèreté de la fumée insouciante des cigarillos.
Le sujet principal était la pierre BO. Et tous étaient présents, tous sans exception.
Mama Wandji m’a prévenu qu’elle n’hésiterait pas à me renier si je ne rentre pas au pays, annonça laconiquement Wèkè.
Personne n’était surpris. Chacun d’eux avait reçu le même type de menace de la part d’une mère, d’une sœur, d’une épouse ou d’une fille. Elles étaient comme mues par une même force, elles ne parlaient toutes que d’une voix.
Elles avaient même, sous l’impulsion de la veuve Bakayoko, organisé le voyage de tout enfant d’Afrique qui voulait retourner sur le continent. Beaucoup étaient déjà partis. D’Amérique, d’Europe, d’Asie, des Antilles et des îles de toutes parts, ils étaient plus enthousiastes que jamais, palabrant déjà sur le trajet de ce qu’ils y apporteraient comme vent de nouveauté. Ceux qui étaient partis après les Indépendances étaient plus divisés, réticents à l’idée de ce qui les attendait là-bas, trop conscients de ce que les systèmes politiques et économiques en place n’étaient pas favorables à l’idéal d’épanouissement dont ils avaient rêvé pour leurs familles. Mais à l’issue de la grande réunion des femmes, Mama Bakayoko avait été claire : le dernier train partirait dans vingt huit jours exactement, de toutes les grandes capitales occidentales. Il fallait agir.
On fait quoi ? On rentre ?
Mon gars, si je ne suis pas rentré depuis, il y a une bonne raison.
Oui, tu as raison, mais pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour tout changer ? Avoir un système de santé qui tient la route, des écoles d’excellence… On prendrait les rennes et les choses seraient faites chez nous, et à notre manière ! Je préfère mille fois échouer à avoir essayé que de ne rien tenter !
Belu était déterminé. Son point de vue, ils le connaissaient, pour l’avoir entendu des dizaines de fois. Ils avaient discuté maintes fois de leur retour en Afrique, et Wèkè savait que Belu avait raison, mais il n’était pas prêt. Chacun envisageait un avenir différent pour son pays. La réalité était la même, décevante partout. Mais un délai de vingt huit jours, était-ce assez long pour tergiverser ? Une fois n’était pas coutume, Wèkè pensait que la plus grande des sagesses dans cette situation était la crédulité.
Mensah était ferme, il ne bougerait pas. Fils d’exilé politique, son père avait obtenu de rentrer au pays uniquement si sa sécurité était assurée, car sa vie était en danger. Les autorités locales n’avaient pas tenu parole et il avait été assassiné. Angoissé par ce traumatisme, Mensah ne voulait pas que son fils vive une expérience similaire.
Partout sur le globe, l’ultime dilemme de l’immigration était à pied d’œuvre. Les anciens disaient que les ancêtres avaient sonné la fin de la récréation pour un peuple dont l’Histoire accablante l’avait trop souvent mené à négliger sa propre destinée. Ayïti, la première république noire indépendante, avait tenu à organiser le rapatriement massif, dans l’esprit d’un nouveau marronnage.
Il fallait assurer la descendance et Wèkè et ses amis l’avaient compris. Il n’y avait plus de temps à perdre. Depuis que la Chine avait entrepris les grands travaux sur toute la Terre, tous les continents étaient désormais reliés par des lignes ferroviaires sous-marines. Mama Bakayoko était en passe d’avoir réussi sa mission. Elle avait travaillé sur le projet de liaison ferroviaire qui avait permis de construire des gares sur les grandes rives d’où les fils d’Afrique étaient jadis partis, libres ou captifs ; et elle avait réussi le pari osé de les relier aux grandes capitales occidentales. Tout se passait bien depuis le début des retours. Le dernier jour approchait à grands pas, et tout le monde était ravi à l’idée de partir, tout le monde, sauf Mensah. Il restait déterminé, malgré son inquiétude de voir sa famille, ses amis, cousins, collègues, rentrer. Quand il se posait des questions, son opiniâtreté l’emportait toujours.
Il recevait des nouvelles des « gars » qui étaient rentrés. Le train s’arrêtait dans toutes les gares mythiques. Le retour au pays natal donnait des frissons, comme un retour des troupes après la guerre: Gorée, Ouidah, Bimbia, etc. Ceux qui y étaient racontaient. Le train s’arrêtait en gare sur la côte, déversait les enfants pour lesquels c’était le terminus, puis s’ébranlait à nouveau vers sa prochaine escale.
Le Berceau de l’Humanité accueillait ses enfants partis, avec liesse et acclamations. Les mamans qui n’espéraient plus, les enfants qui avaient perdu le goût de vivre à cause d’une absence trop longue, d’un départ prématuré, d’un contact rompu, étaient là, guettant chaque jour si l’un des leurs en descendrait. Quand ce n’était pas le cas, ils revenaient le lendemain.
Wèkè, Asukile, Belu et Bayiha étaient parmi les derniers à partir. Ils avaient voulu rester le plus longtemps possible pour convaincre Mensah de partir avec eux, jusqu’à la dernière seconde, en vain.
Leurs familles étaient parties, l’épouse de Mensah aussi, avec son fils. Elle lui avait dit juste avant de monter à bord du train : « J’ai encore des enfants à faire. »
Le train était en gare. Mama Bakayoko était sur le quai, comme tous les jours. Son époux était le conducteur de train de la ligne Dakar-Niger en 1947. Il avait été retrouvé mort à la suite d’une grève de cheminots qu’il avait menée pour de meilleures conditions de travail à la veille des indépendances. Elle continuait son œuvre, pour ses enfants restés au Mali.
Ce serait le lendemain, le trentième jour depuis la fameuse éclipse du compte à rebours. A cette même heure, tous les fils et filles d’Afrique devraient tous se trouver sur la Terre Mère. Le trajet mettrait plus de 18 heures, il était grand temps de partir. Mama Bakayoko regarda sa montre, et fit signe au chef de gare sorti sur le quai spécialement pour le Dernier Départ.
Il siffla, et dans un claquement sec, les portes du train se fermèrent. Le train se mit doucement en marche et Wèkè, debout derrière la porte, aperçut soudain la silhouette d’un homme qui courait d’une course effrénée pour rattraper le train. Il ne s’arrêta pas pour autant quand il vit que le train prenait de la vitesse, et de sa dernière énergie, au plus proche de l’écart qu’il avait réduit en bon descendant de guerrier Massaï, il plongea, manqua la marche de peu, et fut broyé par la rame de train. Wèkè s’affaissa de tout son poids. C’était Mensah !
Une fois sur les cotes africaines, Asukile était descendu du train à Port Harcourt, Wèkè à Bimbia et Belu à Pointe-Noire. De Timbo à Bujumbura, de Berbérati à Maputo, les fils et filles d’Afrique avaient inondé les lieux. Cela faisait plus de cinq années qu’ils étaient tous rentrés, et plus rien n’était comme avant.
Les stigmates de leurs blessures passées les avaient poussés à trouver des solutions encore inexplorées ; sur tous les pays et d’un commun accord, ils avaient effacé les frontières, les campagnes présidentielles n’existaient plus, et toute l’Afrique était gouvernée de manière collégiale, sans aucun président nulle part. Wèkè, Belu et Asukile faisaient partie du Collège, chacun sur son territoire géographique d’origine. Les experts en la matière appelaient cela de l’autogestion. Mama Bakayoko y avait grandement contribué, et la première macro-nation autogérée de l’Humanité venait de voir le jour.
*
Chaque épisode a finalement son sens, lorsque la chose à laquelle on aspire est dense.
On ne peut éviter la piqure de tous les dards, mais il faut savoir que la solidité ne doit rien au hasard.
J’aurai donc eu la chance et l’honneur d’assister de mon vivant au miracle du soleil levant.
De mon carnet de voyage, en toute discrétion, j’ai vu l’intégrité, je l’ai touchée du doigt, palpée, sentie.
J’ai à plusieurs reprises au cours de cette folle épopée, ce chemin d’histoire et ce parcours de victoire, entrevu l’apparition du spectre d’un jeune capitaine de Haute-Volta, souriant en contrebas du rayon de soleil qui m’éblouissait la vue à l’approche des côtes africaines, un peu plus réel mais toujours fugace, d’un sourire de satisfaction, franc comme à l’accoutumée.
Au revoir moutons, au revoir jougs, au revoir donjons, au revoir boulets, au revoir chaînes, au revoir cordes et baillons. Au revoir donc, soumission. Par bribes, secousses, spasmes certes, à pas feutrés, sournoise et silencieuse, mais au revoir quand même…
Voici venu le jour. J’ai vu le soleil se lever à l’Ouest.
Par Kika Daly