« Cinquante-six ans après les drapeaux des indépendances. Mais nous allons parler expressément de la période bénite de ces trente-trois dernières années. Que sont donc trente-trois ans de pouvoir Ici ? Le griot roula plus fortement ses doigts sur les lianes de sa kora-mvet et poursuivit sa narration… » P.15
Bienvenue dans les Cacophonies des voix d’Ici, conte romancé de Charles Gueboguo publié aux éditions Lys Bleu (mars 2018). Ces voix, qui « s’en vont, s’envolent », que vous entendez de partout, ne sont pas dans vos têtes. Elles sont l’écho de la symphonie troublante du cœur/chœur d’un pays : Ici.
Avant tout, Cacophonies des voix d’Ici de Charles Gueboguo est une planche qui présente une odyssée d’amour atypique. Ce sont les parcours de vies d’Allompo, Aïda, Bitomo, Atang’na. Ils ont en commun le fait de partager des histoires d’amour traumatisées (au sens latin trauma : blessure). Ces histoires d’amour informeront et transformeront leurs trajectoires de vies de manière sporadique. Lesdites trajectoires finissent par se retrouver et se confronter dans un drame physique et émotionnel.
La somme de toutes ces trajectoires, en interaction les unes contre les autres et les autres au travers des unes, va produire des voix « Cacophones ». Florilège de voix. Quatre générations jouent Ici chacune sa partition. Trois d’entre elles se côtoient directement. Elles se croisent. Se confrontent tout le temps. Mais, sans de véritables batailles frontales. Le récit de ces trois générations est narré à une quatrième génération qui fait partie du groupe entourant le conteur principal. C’est, d’ailleurs, pourquoi la structure Cacophonies des voix d’Ici se rapproche du Entwicklungsroman ou Bildungsroman (roman d’initiation).
Il y a ainsi : (1) les héritiers « post-indépendance ». C’est la première génération (Atang’na) et ensuite (2) la génération issue de ces héritiers « post-quelque chose » (Aïda, Allompo, Epepari). Elles se distinguent par une confrontation qui n’est jamais frontale : Aïda invectivant le règne qui semble éternel d’Atang’na ; et Atang’na essayant sournoisement de calmer l’ire sociale à travers « la chasse à ciel ouvert des éperviers, tout étant piloté par lui-même « à partir du QG. La boîte de nuit Pestilentielle ». Depuis que les premières révoltes avant indépendances et « post-truc » furent noyées dans le sang des martyrs, Atang’na reste le seul à détenir entre ses seules mains toutes les ficelles du pouvoir, et il entend décider du sort de tous à sa guise. Ici, tout est déployé dans la narration pour explorer les psychés dans lesquels siègent ces profondes batailles.
Il y a aussi (3) la génération issue des héritiers de ces « post-imbécillités ». Bitomo, en figure de proue, va cristalliser une sorte de conflit générationnelle lorsqu’il se battra au couteau contre un mâle dominant. Exactement comme les deux générations précédentes longtemps embastillées auraient dû se battre de front contre ce tyran « post-roublardise » d’Atang’na qui règne depuis 33 ans.
Il y a enfin (4), la génération contemporaine : ces petits enfants à qui l’héritage historique est légué par le conteur. Un héritage « post-malchance » lourd, parce qu’assorti de drames, mais qu’il faut cependant assumer. Ce sont autant de tragédies contées qui confèrent aux souffrances et aux quêtes humaines dans ce récit un caractère éminemment universel.
Ces voix diffusées sont portées par le chant d’un griot[1] qui est le conteur. Il narre l’affaire à un auditoire constitué en majorité d’enfants, dans un camp de réfugiés de guerre. C’est une forme orale qui se pose comme une technique simple pour dire l’intrigue sans ambages, parfois dans des jeux de questions-réponses entre lui et son auditoire, entre Charles Gueboguo et son lectorat, qui finissent par se doter d’une efficacité certaine. C’est pourquoi cette technique d’oralité apparaît comme une astuce utilisée, dans l’acte d’écriture de l’agent-écrivant Gueboguo, pour mieux canaliser une histoire complexe. Pour ce faire, il a réussi à disposer finement des indices tout au long du récit. Ces indices permettent alors au lecteur de décrypter ce grand mystère existentiel d’Ici qui relie le réel à l’onirique, l’humain au surhumain, le dit au non-dit. Exercice qui tient le lecteur en haleine, tout en savourant la fluidité et le lyrisme de cette « nouvelle chose » littéraire (Nimrod, 2008) qui transcende les limites de ses frontières pour s’ouvrir dans les champs des possibles.
En effet, c’est le concept Rwandais du Gacaca qui a inspiré l’ossature de ce roman. Le Gacaca est inspiré de la justice communautaire post-génocide au Rwanda. Il s’agit d’un droit coutumier qui se prononce sur un registre autre que celui de la condamnation. C’est pourquoi le récit va se poser comme un appel subtil à cette instance dans ce pays imaginaire : Ici, pays de la cacophonie des voix, terrain d’enjeux troubles, pas que du cœur, duquel transparaît finement le reflet du Cameroun. L’action du griot, qui conte, peut ainsi être perçue comme le plaidoyer d’un procureur général si l’on veut. C’est lui qui, dès l’entrée, amorce la cadence.
Il joue. Parfois se joue de son assistance. Le chant qui est joué, on postule qu’il s’agit de l’antienne du Nsili Awu[2]. Tout un chapitre est d’ailleurs consacré à ce rituel (chapitre III), mais en sens inversé, non sans un certain humour à faire pâlir une « tête de turc ». Ici, sans jeu de mots, ce qui fait l’objet de ce rite funèbre, c’est l’agonie d’un pays qui ne cesse de s’effondrer depuis 56 ans, après son indépendance. Cela, bien que Charles Gueboguo ait choisi de se focaliser principalement sur les derniers 33 ans de cette indépendance : 1982-2015. Ici semble n’être pas conscient de sa déchéance. Il en résulte donc des cacophonies des voix, à travers les différents égos-personnages pour parler comme Milan Kundera[3], qui vont au final être posées comme différents modes d’expression des possibles peu ou prou salvateurs.
Le récit dans Cacophonies des voix d’Ici est par conséquent parsemé d’allégories et d’hyperboles, qui ne sont pas seulement des jeux de mots figurés dans un style. Charles Gueboguo parvient à construire, à travers leurs maillages policés, un énoncé connotatif qui décrypte avec précision les amours décriées entre les individus et leurs ambitions parfois sans mesure. Ici, les individus et l’État souffrent des mêmes traumas qui ruinent ce mariage avec leurs ambitions.
C’est pourquoi un examen psychosociologique individuel autant que communautaire d’Ici s’avère nécessaire. Cet examen mettra en exergue de troublantes questions existentielles comme celles, entre autres, du statut de certains Africains, dits de la diaspora qui une fois retournés dans leur pays d’origine, se trouvent confrontés à la question de leur identité : « Plus d’Ici, ni de Là-Haut, un peu d’Ici, un peu de Là-Haut. Il vous faudra l’accepter. C’est le prix de la liberté ». Autrement, « partir, [sera] toujours mourir ».
[1]Le griot, aussi appelé barde est une personne qui officie comme communicateur traditionnel en Afrique occidentale. (Troubadour, Ménestrel) [2]Rite funèbre dans le groupe Beti (Afrique centrale) qui inclut un ensemble de pratiques, de danses et de concertations, qui débouche sur un questionnement des raisons de la mort d'un notable ou d'un individu appartenant au groupe. Le but est d’en élucider le mystère autour de son décès afin de pouvoir l'accompagner dans l'au-delà. [3] Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986.