Nous étions le 10 mai 2017 lorsque j’ai refermé L’esclave aux trois rivières ; le roman d’Hervé Madaya à paraître en juin prochain aux Éditions Les Points sur les I.
Dans le train qui s’élançait vers mon lieu de « servitude », je jetai un coup d’œil à Google, histoire d’en savoir plus sur cet auteur camerounais qui me racontait une sombre séquence de l’histoire de la Guadeloupe comme s’il y avait vécu. Pendant ce temps, dans ma tête, c’était le carnaval. La date du jour raisonnait et sournoisement s’insinuait dans mes pensées. Pour m’en défaire, j’ai sorti l’artillerie lourde : mes écouteurs et sélectionné directement la chanson Eloko Oyo de Fally Ipupa — n’y voyez là aucune publicité. Mais alors que la mélodie me portait sur les rives du Congo, telle une moule à son rocher, cette date s’accrochait à mon esprit. Je l’entendais qui, au tréfonds de moi, réclamait sacralisation. Lasses de résister à ses assauts, mes neurones se reconnectèrent et se mirent à fouiller allègrement dans les lots d’informations qu’abritait mon cerveau. Au bout de quelques minutes, je finis enfin par comprendre. Nous étions le 10 mai et je souris encore à cette heureuse coïncidence qui fit que ce jour soit, en France, celui de la commémoration nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition ; thème principalement abordé dans les pages du bouquin que je venais de lire.
Agrippée à l’information, était également remontée des oubliettes de ma mémoire une récente déclaration de Fatou Diome qui a fait débat dans les milieux intellectuels de la diaspora africaine : « Il faut pacifier les mémoires et arrêter de se référer tout le temps à l’esclavage et à la colonisation[1. Sur France 2 Emission Hier, Aujourd’hui, Demain du mercredi 05 avril 2017 00:45] ». Je n’ai pu m’empêcher d’entrevoir au cœur de l’intrigue la réponse à l’assertion de la célèbre écrivaine : pacifier les mémoires sans doute, il le faut. C’est, comme qui dirait, une étape inéluctable, voire une nécessité pour notre éclosion finale. Seulement, faudrait-il encore avoir de véritables souvenirs, une véridique histoire.
Une part de cette histoire nous est révélée dans l’œuvre d’Hervé Madaya. Malgré un rythme quelque peu linéaire, et des personnages comme Martha qui selon moi auraient eu le mérite d’être plus exploités, l’auteur restitue avec justesse une période pendant laquelle les mouvements anti-esclavagistes pesaient de tout leur poids sur l’échiquier politique et économique des nations. Le récit nous portera en Guadeloupe ; plus précisément aux Trois-Rivières, entre 1760 et 1794 ; sur les pas de deux familles que tout sépare : l’une propriétaire terrien et l’autre constituée d’un groupe d’esclaves que le destin aura fédérés autour d’un homme, le dénommé Mongo. En cela, ce roman se pose comme un corpus sociologique qui non seulement permet de s’approprier les interactions entre ces différents personnages à une époque aussi charnière, mais aussi souligne le caractère étonnamment actuel du sujet ici traité.
La ressemblance dans la différence
Au-delà de l’amertume et des marques avilissantes qu’aura laissées l’esclavage, l’auteur souhaite que l’on retienne le récit d’une amitié comme il en existe très peu.
Au-delà de l’amertume et des marques avilissantes qu’aura laissées l’esclavage, l’auteur souhaite que l’on retienne le récit d’une amitié comme il en existe très peu. L’historiette d’une lutte scellée dans un attachement inconditionnel entre une maîtresse et sa servante. Si, « Le mur entre les communautés blanche et noire était si haut, si large qu’il est difficile de le franchir » (p.9), deux femmes envers et contre tout réussiront à s’élever au-dessus des problématiques de mélanocytes et des clivages imposés par leurs races respectives pour simplement prouver que les âmes n’ont aucune couleur si ce n’est celle de l’humain.
Si Anne-Laure est une blanche issue d’une famille où l’on prônait que « la traite des noirs était dans l’ordre des choses » (p.13) et épouse du riche esclavagiste Mathieu de Deauville lui-même descendant de négriers, Yaté est quant à elle une nègre arrachée à sa terre natale pour devenir Da-Silva aux caraïbes. Et pourtant, ce rapport de force n’empêchera pas que : « Dans la relation liant la patronne et sa dame de compagnie, c’étaient leurs âmes qui échangeaient, dépassant toute différence » (p.20). Cette tolérance et cet humanisme, elles l’inculqueront aussi à leurs progénitures. Petit-jean et Méguy « deux insouciants s’entendaient à merveille, par-delà leur inégale condition »(p.58). Dans un univers où les forçats considéraient qu’il valait mieux « mourir que de subir éternellement l’esclavage » (p.39), ces femmes ont su porter le combat avec la finesse et la délicatesse du féminin.
L’esclavage : une notion contemporaine
Au regard du temps écoulé et de la pléthore d’œuvres littéraires produites sur l’esclavagisme, l’on serait tenté de dire que le thème est dépassé, voire épuisé. On pourrait se dire pour paraphraser Fatou Diome que c’est Mongo, Da Sylva, Martha et Inoussa qui ont été esclaves, pas nous, pas l’auteur. Alors pourquoi devrait-il écrire sur l’esclavage ? Ou encore pourquoi en tant que lecteur devrait-on lire un bouquin qui parle d’esclavage ?
Pour répondre à cette question, faisons un petit état des lieux de notre société. Les abolitions successives de l’esclavage ont certes permis de faire des avancées considérables, mais la transfiguration des mentalités n’est malheureusement pas héréditaire. C’est un travail de longue haleine, car, il existe toujours en Europe comme dans le reste du monde, des êtres humains sur lesquels on exerce des attributs du droit de propriété. La Libye, par exemple, est aujourd’hui une plateforme tournante de la traite de migrants noirs africains à des fins de travaux forcés ou de commerce sexuel. L’on se souvient encore du calvaire de Gertrude M dans un pays du Proche-Orient où, au mépris de son contrat de travail, elle était plus considérée comme un outil qui pouvait être vendu ou prêté[2. Article d’Edmond D’Almeida parue le 28/05/2015 dans Jeune Afrique Economique].
Au plus proche de nous, certains ne s’appellent pas Bella ou Pablo, n’ont pas embarqué de force dans les navires en partance pour l’Amérique, sont issus de nos villages et vivent dans nos foyers où ils jouent le rôle d’employé de maison. Comment les traitons-nous ? Aliénons-nous leurs libertés ? Les considérons-nous avec les égards dus à l’humain ou alors sommes-nous les derniers des cuistres exprimant une inégalité établie entre deux êtres humains ?
Parce que rien ne naît ex-nihilo, lisez L’esclave aux trois rivières, transcendez l’alignement des mots pour faire votre introspection. Puis, soyons humain.