Premier Ouvrage. Trois mensonges… Trois nouvelles. Se lisant d’une seule traite : « Aussitôt ouvert, aussitôt dévoré ! » (Deya). C’est que Assita Sidibé, c’est son nom, décortique avec finesse ce que recèle le paradoxe de la problématique des intimités. Elle plante une subtile esthétique de graines sibyllines. Le style est de peu de mots. Bien resserré. Maîtrisé autour d’une problématique déjà acquise, toutefois revisitée avec brio.
Comment extérioriser l’intime d’un soi par-delà les ruptures-morts, et provoquer l’économie d’une interaction avec l’autre qui ne se serait pas fait autrement ? Le dicible intime ainsi rendu est-il connaissable, c’est-à-dire, permet-il d’établir un rapport dialogique à l’autre qui serait pour lui manière-outil d’interprétation de mon intimité, et partant de la sienne ?
Dépouiller les zones ombragées de l’intimité
Les mensonges de la nuit deviennent ainsi des espaces par excellence qui permettent à Assita Sidibé, philosophe, de dépouiller ces zones ombragées de l’intimité. Ce faisant, elle fait ressortir analytiquement son paradoxe : la plus grande ouverture à l’autre intime (le fait d’être intime avec l’autre fait que j’ai qualification de possiblement naître avec lui, c’est-à-dire de le connaître dans le sens latin cum natum) et la plus grande fermeture (mais je ne peux naître avec lui que par une forme de son extériorité qu’il me fera connaître, en même temps qu’il internalisera lui-même, en extériorisant, ses mots/actes pour se dé-voiler à moi).
Trois mensonges… trois parallèles de dialogues ouverts entre extériorité et intériorité.
1 : « Moi Auguste, larguée par Corine, un jour faste, après trente-deux automnes à bâtir un temple ! » et en prime avec « des dégâts physiques de huit maternités » heureuses. Première nouvelle, « Le vide ».
2 : Antoine de Natale ou Don Antonio, « cinquante ans portés comme une couronne d’or… splendide Sicilien qui sentait bon l’eau de toilette et le chef de bande musclé…[cultivant] l’art de sourire avec ironie, de broyer le fonds des patrimoines sans remords ». Deuxième nouvelle, « Les misérables ».
3: La description de la « cérémonie d’enterrement la plus originale de la littérature ivoirienne de ces dernières années » (Gauz). Troisième nouvelle, « Le testament ».
« Jouissence »
Les trois approches, le testament vidé dévoilant nos misérables existences dans toute leur complexité, stipulent une objection à la jouissence. Ce néologisme est forgé avec la notion de « jouissance » en primo genèse, laquelle marque comme un stigmate assignataire l’« essence ». C’est la confusion qui existe entre mes espaces jouissifs et l’illusion intime que je les con-nais de fait. Réduite à sa plus simple fusion (entre jouissance-essence, la jouissence), l’autre devient victime de la génitalité dans un système régulateur. En réalité, je ne connais pas l’autre de facto parce qu’il serait l’objet à travers lequel je jouis tous azimuts et vice versa, nous rappelle l’auteur.
C’est dans la jouissence qu’est fondée l’ontologie des mensonges de la nuit. Mensonges parce que celui qui s’est tenu en présence de l’intime a pu tomber dans le piège de « l’usurpation de certitude » (Cugno), en pensant qu’il connaît intimement l’autre. C’est le confort d’être en sécurité avec un « autre » dont l’altérité est neutralisée par l’habitude : plus de trente ans de mariage (« Le vide ») ; la confiance qui repose sur un fils et/ou une concubine (« Les misérables »). Ou la célébration moderne des obsèques d’Omar le bon vivant (« Le testament »).
Une usurpation de certitude
Ce confort est un mensonge, disons, une usurpation de certitude. Soit ! C’est pourquoi l’axe métaphysique qui ressort de ce premier ouvrage à propos de l’intimité est que l’intime ne sait pas donner accès à la profondeur de l’être. Ainsi posé, l’intime réside dans un espace original dans l’absolu, suggère l’auteure. En effet, ce qui reste remarquable, c’est la manière avec laquelle Assita Sidibé apporte un peu plus de variance dans la saisie de cette problématique. Dans celle-ci, « l’intérieur se donne comme extérieur et l’extérieur comme contenu de l’intérieur » (Cugno).
L’intérieur des faux-semblants est dépeint avec force dans ses apparences les plus visibles :
« Vêtus de nos plus beaux habits, nous accompagnions avec apparats et solennités la dépouille mortelle de notre ami Omar. On aurait dit un défilé de mode tant nous rivalisions d’élégance. Nous nous affrontions à coups de Chanel ou de Dior ».
Cet extérieur, dénudé de sa couverture en pagne wax, va dire le contenu intime des intérieurs de l’assistance :
« Le corps fut enseveli dans la froideur générale, comme une corvée. Quelques femmes pestaient déjà contre la chaleur torride qui risquait de gâcher leur teint ».
C’est la même esthétique dialogique entre l’extériorité et l’intériorité pour faire ressentir l’intime qu’on retrouve à travers le suicide de Don Antonio, le chef mafiosi. Son acte va dé-voiler son « réservoir des regrets et remords [intimes qui ont] certainement déversé son trop-plein, dans la nuit qui commençait déjà à envelopper la terre comme un mensonge ».
Entre intériorité et extériorité
Ce que l’intime révèle de plus étonnant donc, c’est l’écart entre cette intériorité et cette extériorité, nous chuchote intimement Assita Sidibé. L’intime va dès lors s’identifier sous la forme du plus extérieur : l’avis d’un divorce (Corine vs Auguste) ; le suicide (Don Antonio) ou un testament (Omar).
L’intime qui vient du latin intimus, et qui signifie « le plus intérieur », devient augustinien chez Sidibé, dans le sens de « plus intérieur à moi-même que moi-même »… et radical. Le divorce, la tromperie, le suicide, l’hypocrisie, les mensonges seront le reflet de cette incapacité d’être soi-même vis-à-vis de l’autre. D’où le reformatage et la projection d’une variante de soi-même qui peut apparaître étrange, soudaine, imprévue ou hypocrite pour les autres, tandis qu’ils demeurent le soi-même intime pour soi. De ce fait Assita Sidibé, kantienne, nous laisse postuler que tout comme l’égo, l’intime n’est pas quelque chose dont je puisse parler. Mais il est un sentiment qui prend forme dans l’extériorisation verbale ou actée. Il doit se donner à voir pour finalement se doter de la capacité d’aboutir à la constatation cartésienne : « je vois que je vois » ce qui a été extériorisé par l’autre intime. Cet autre, par ricochet, peut aussi se voir également à partir de l’extériorisation de l’entendement que je pense avoir eu de son extériorisation. Ici, il y a bidirectionnalité.
Par le seul fait de la capacité de voir qui en découle (l’intime extériorisé et mon entendement de cette extériorisation) on voit autrement, c’est-à-dire de manière bidirectionnelle. Sidibé nous rappelle subtilement que cette question de la vie intérieure et celle du sens de l’intimité poursuit son sens, même par-delà la mort ou la rupture. En effet, l’acte de divorce qui conduit à la rupture dans une relation, l’acte de se donner la mort, et l’acte de laisser ses dernières volontés, tous extériorisent des sentiments intimes bidirectionnels. Ici, est déconstruite l’idée d’une intériorité qu’on ne peut saisir que par la seule jouissence, d’une part. Tout comme ce serait un leurre de poser l’intérêt matériel comme source de motivation du manque de vérité de cet autre qui est mon intime avec qui je commerce, d’autre part.
Postuler pour l’intimité
Les justificatifs se résument plutôt, laisse ressentir Assita Sidibé, dans la question du désir. Mon désir colonisé, aliéné à un autre auquel j’aspire, que je désire être, que je désire posséder et qui ne m’est provisoirement pas accessible, mais que je désire faire con-naître. Pour ce faire, je devrais agir sur moi en extériorisant verbalement ou dans les actes ce désir-là, et accepter de n’être finalement rien aux yeux de l’autre (à qui j’aurais fait voir mon désir par l’extériorisation d’un acte : divorce, suicide, testament…) Postuler pour l’intimité, c’est accepter de devenir ce soi particulier, c’est-à-dire être rien parce que nos motivations profondes deviennent de facto transparentes (c’est-à-dire révélées dans l’acte extériorisé), et donc connaissables (susceptibles d’être vues et comprises autrement). N’est-il pas établi que « par le seul fait de comprendre, on comprend autrement » (Gadamer) ?
L’auteure ivoirienne, Assita Sidibé, dans ce premier opus, nous sert une trame intimement profonde. Elle permet de revisiter avec finesse la délicate et absconse question autour des intimités dans la littérature francophone. Un joyau qui fera sans doute trace dans la littérature francophone.
Trois Mensonges de la nuit (Equinoxe, 2017, ISBN : 9782376430117, 4500 Fcfa, 75p)