Les seins de l’amante, poème d’envergure de l’auteur camerounais Timba Bema, est magnifique. Il faut le lire d’une traite, et s’en remettre.
Véritable « molécule enchantée », le poème nous enivre. Du premier vers maudissant les seins de l’amante à l’impératif retour vers soi, nous sommes prisonniers d’une langue poétique sublime, ininterrompue, une houle qui submerge et régénère. C’est tantôt « un cri jeté dans la nuit », tantôt le « silence dans l’herbe rabattue / les grillons ayant renoncé à pleurer ». Le poème de Timba Bema est une odyssée aux confins de la mémoire cellulaire, une « gifle de la réalité ». Un voyage au bout de l’humain.
Alors que son amante fuit à bord du train l’emmenant vers les steppes du Nord, un homme reste pétrifié sur le quai de gare, « ancré dans cette latérite poreuse », « comme une statue à taille humaine ». L’aimée le quitte. Dès lors, le souvenir des seins de l’amante va le hanter. La rupture initie une crise vertigineuse « par les sentiers labyrinthiques du calvaire où l’on te pique, te pince, t’arrache la peau, te bat, te crache dessus (…) ». La fuite de l’amante le confronte à sa propre séparation d’avec son passé et ses origines. Confrontation qui passe par la déchéance, la fuite, l’exil, la violence, la mort rituelle, la vulnérabilité, avant une possible reconstruction. « Ouvrez vos ventres et sortez-en vos intestins » : la voix du poète invite à se regarder nus, à réaliser sa solitude viscérale et à renouer avec la sagesse des anciens. Le recueil s’offre comme une initiation cathartique, un retour à soi essentiel par le corps et la pensée.
Les seins de l’amante n’est pas une confession, mais plutôt une introspection racontée sous la forme d’une histoire à la fois personnelle et universelle, sensorielle et prophétique. L’homme qui parle utilise ‘tu’, ce miroir de soi et de l’autre. Dès lors, nous sommes tous concernés. Comme tout bon poème, il puise ses sources dans l’expérience personnelle, et la transcende. Sans jamais être nommé, le continent africain, terreau du poète, est peint par touches successives : on y retrouve les objets, paysages et gestes du quotidien, avec en prime cette image ciselée : « Déjà, tu sortais de la nuit immobile / Froide comme le visage boisé d’un totem. » Les colons européens, de même, ne sont jamais cités ainsi, mais sont « ceux venus par la mer » pour peu à peu étrangler la voix des natifs. Il n’y a ni complaisance ni victimisation dans le récit sous-jacent de la colonisation, mais une forte envie de la confronter et d’en voir tous les angles. Ainsi, l’homme du poème aussi est revenu occidentalisé dans la « friperie d’une Europe submergée d’abondance ». De retour au pays, il sera agressé et dépouillé, l’honneur dépecé. Et lorsque, nu, il s’approchera des siens, il sera rejeté, miroir trop douloureux reflétant leur propre fuite d’avec leur histoire. « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil », écrivait René Char. Ainsi en est-il de l’épopée dantesque auquel se soumet le héros du poème.
Composé de formes et de rythmes variés, Les seins de l’amante se déploie en une série de poèmes à l’intérieur du tout, connectés les uns aux autres par d’habiles transitions. La répétition d’un mot, d’une phrase, crée une mélodie, un refrain, s’ouvrant parfois sur une nouvelle pensée ou expérience. Le panoramique y côtoie la précision, la justesse du langage, la profondeur de la pensée. L’écriture de Timba Bema est à la fois sensuelle et réfléchie, exaltée et incantatoire, ponctuée d’aphorismes percutants. Virtuosité de la forme, beauté du langage, clarté de la pensée. La Trinité profane de ce que j’appelle la poésie. Lisez Timba Bema. Il tutoie les grands.
Timba Bema naît et grandit au quartier Bali à Douala, Cameroun. Après la lecture de Le procès de Frantz Kafka, il comprend que sa vocation est d’écrire. Sa quête poétique consiste à faire surgir le sens au cœur-même de la beauté. Initiateur de la Revue des Citoyens des Lettres, il publie en 2018 le poème Les seins de l’amante aux Editions Stellamaris.
2 Commentaires
Pour information, j’ai écrit cet article en 2018 lors de la sortie du recueil « Les seins de l’amante », et il a été publié cette même année sur le site Afrolivresque. Bien cordialement, Sonia Menoud
Merci madame Menoud, c’est modifié