Je m’étais mis en tête de vous parler d’un autre livre, Congo, Une Histoire du Belge David Van Reybrouck. Ce n’est que partie remise. En visitant de fond en comble par la suite notre plateforme, je découvris que ce fabuleux ouvrage avait déjà fait l’objet d’âpres commentaires concoctés par les belles plumes qui collaborent sur cet espace. Que faire donc ? Je me rendis dans ma cave et en ressortis avec Graceland de Chris Abani que j’avais déjà lu il y a longtemps et que je me résolus à lire à nouveau.
N’allez point me demander ce qui me poussa à me porter vers ce livre précisément et non vers un autre. Peut-être le regard à la fois espiègle, doux et un tantinet menaçant du jeune garçon sur la photo de couverture. Je le confesse. Je ne suis guère un adepte de la relecture. Après cette expérience, j’ai décidé de revisiter complètement ma position sur ce point. Exercice au demeurant que je recommande à chacun.
Rarement un livre n’a suscité en moi de telles émotions. Tout y est réuni : Une écriture simple teintée d’un exotisme tropicale avec des emprunts dans le langage urbain africain, lequel dans la traduction française s’appuie dans les dialogues presque essentiellement sur des codes utilisés dans mon pays, le Cameroun. »
Il n’y a certainement pas meilleure preuve de l’intemporalité d’un texte que sa relecture. La tentation était d’autant plus grande que l’auteur nigérian, Chris Abani, vous promet, à la lecture de la quatrième de couverture, de vous faire découvrir la violence entachée à la vie urbaine de son pays. Vous comprenez donc aisément que mon attente de lecteur est d’affiner ma connaissance de ce pays complexifié par les crises en me plongeant dans un roman dont le contexte me balade trois décennies plus tôt. Pari réussi ? Trois fois oui.
Rarement un livre n’a suscité en moi de telles émotions. Tout y est réuni : une écriture simple teintée d’un exotisme tropicale avec des emprunts dans le langage urbain africain, lequel dans la traduction française s’appuie dans les dialogues, presque essentiellement sur des codes utilisés dans mon pays, le Cameroun. La traductrice, Michèle Albaret-Maatsch, y fait allusion dans sa note.
La tradition orale, point cardinal de la civilisation africaine, est célébrée dans le texte avec les diverses significations en ouverture de chaque chapitre de la symbolique des noix de cola et de sa place prépondérante dans la culture et le système social Ibo. Les personnages sont d’une telle force envoûtante et attachante, que tombant carrément en pâmoison devant leur singularité, leur héroïsme, et leur courage, on en oublie l’enchevêtrée beauté du fil d’Ariane de l’histoire qui fait le roman.
Graceland de Chris Abani : Une histoire enchevêtrée…
À propos de l’histoire, parlons-en. Vous avez dit « enchevêtrée » ? On le perçoit d’abord dans la chronologie des faits, l’alternance au fil des chapitres entre le présent, l’an 1983, ayant pour scène Lagos et le passé, plus précisément entre 1972 et 1981, en zone rurale, à Afikpo. Il va de soi que si ce distinguo spatial et temporel n’est a priori pas établi, on aura du mal à démêler les écheveaux des pérégrinations du héros, Elvis âgé de seulement 16 ans, empêtré dans l’univers violent de Lagos.
Chris Abani, en nous plongeant dans l’enfance du jeune Elvis à Afikpo nous y fait découvrir un univers aux apparences calmes et paisibles, lequel sera bousculé après le décès de la maman d’Elvis, Béatrice des suites d’un cancer. Dans son processus de maturation, l’enfant Elvis est déjà confronté à la violence se déclinant ici sous la forme de viol dont le bourreau n’est autre que son propre oncle, Joseph. Ce qui semblait être encore une forme de violence occultée, refusée, ignorée partira du stade de galop d’essai pour celui de l’exercice réel et ce, grandeur nature à Lagos lorsque la famille y aménagera.
L’adolescent Elvis Oke, dont le père, sans emploi, s’est remis en ménage avec Comfort déjà mère de trois rejetons, essaiera de survivre à la pauvreté en imitant son idole, le King, Elvis Presley. Ce qui le fera découvrir la rue, où il fera des rencontres avec des personnages fantasques qui exerceront sur lui une forte influence.
Les différentes aventures, toutes illégales les unes que les autres, dans lesquelles ils se laissent volontiers entrainer nous montrent l’horreur de la pauvreté, l’inimaginable ampleur de la corruption à tous les niveaux, mais surtout présentent déjà les dangers de la globalisation avec son cortège d’exploitation et de spoliation des peuples à la merci des puissances financières à l’instar de Banque Mondiale et de leurs acolytes locaux. Un combat, celui de pauvres citoyens, s’insurgeant contre le déguerpissement illégal dont ils sont l’objet, clôt l’histoire et son dénouement démontre la volonté de l’auteur de crier le triomphe final du peuple sur la tyrannie, l’absurde et la barbarie.
La construction atypique du livre de Chris Abani, avec de manière alternée l’évocation du passé à Afikpo de 1972 jusqu’en 1981 et la description de la réalité urbaine et sociologique en 1983, replacent l’œuvre automatiquement dans le contexte historique et politique de l’époque. Laissons-nous tenter par l’envie de l’esquisser ici.
Contexte historique et politique
Comme l’écrasante majorité des pays africains, le Nigéria obtient son indépendance en 1960, mais opte dès 1963 pour une constitution républicaine et choisit de rester dans le Commonwealth. La valse des coups d’État que va connaitre le pays commence dès 1966, avec un Ibo, le général Ironsi qui est imposé au pouvoir, mais sera assassiné quelques mois plus tard. Les émeutes qui en suivront et la sanglante répression à l’encontre des ressortissants de l’ethnie Ibo provoqueront l’un des conflits armés les plus meurtriers d’Afrique, la Guerre du Biafra où les Ibo majoritairement chrétiens feront sécession, mais capituleront en 1970.
Un coup d’État militaire amène au pouvoir Murtala Ramat Mohammed en 1975 qui promet un rapide retour à la démocratie et une rétrocession du pouvoir aux civils. Ce dernier sera tué lors d’un coup d’État avorté et remplacé par le général Olusegun Obansajo. Lequel favorisera la tenue des premières élections libres et l’arrivée au pouvoir d’un régime civil dirigé par Shehu Shagari en 1979.
Cet intermède démocratique ne durera que jusqu’en 1983, avec là le début d’une série de coups d’État militaires. En 1985, Ibrahim Badamassi Babangida, un général, prend la pouvoir, promet lui aussi le retour du gouvernement civil. Il démissionnera en 1993, aura même le luxe de remettre le pouvoir à un civil, Ernest Shonekan, pour un intérim qui ne durera que… 3 mois brusquement interrompu par le général Sani Abacha, qui s’installera au pouvoir jusqu’à sa mort en 1998. Son successeur, le général Abdulsalam Abubakar fera un an et ramènera le pays vers l’ordre constitutionnel, rétabli par l’élection du général Olusegun Obassanjo en 1999 qui sera réélu en 2003.
Je m’arrête là.
On est frappé par le désir ardent vers plus de démocratie et plus de justice exprimée par les personnages d’Abani et la quête permanente de ce gigantesque pays, en population le plus grand d’Afrique, récemment classé première économie d’Afrique, de trouver sa voie. Laquelle se fait avec force soubresauts, interruptions, remises en questions, intermèdes, tous marqués du sceau de la violence. GraceLand en est la parfaite allégorie.
Je suis, à titre personnel, particulièrement perplexe devant la solution de l’exil que semble proposer l’auteur Chris Abani au jeune Elvis, pris en tenailles dans l’absurdité et l’immobilisme d’un Nigéria qui ne lui propose rien. C’est horripilant de devoir faire le même constat aujourd’hui et pas qu’au Nigéria.
Bonne lecture et à très prochainement sur Afrolivresque !