Lemona
Illustration de couverture : Alexis Lemoine
Traduction : Kangni Alem
Titre original : Lemona’s Tale, 1996
Editions DAPPER, 2002, Nigeria
221 pages
Vous avez certainement le souvenir qu’un de mes premiers comptes rendus de lecture a été consacré à un roman nigérian de très belle facture : Graceland de Chris Abani. Le roman nigérian m’a toujours fasciné. Cette fascination est nourrie à coup sûr par l’étonnante croissance économique de ce pays, dont le dynamisme et la combativité des populations auxquels on associe un sous-sol bienveillant ont achevé au fil des années de faire de ce pays un géant, classé jusqu’à récemment encore au palmarès des économies les plus compétitives d’Afrique.
Mes petits yeux de féru de lecture créent certainement un halo étincelant, structuré par tout l’engouement pour cette réussite économique, lequel influence ainsi, positivement là pour le coup, l’intérêt littéraire pour les productions venues de ce beau pays. C’eut été fort simple s’il en fut seulement ainsi. En réalité il faut accoler à cette prospérité économique une réelle extraordinaire richesse littéraire qui s’est construite au fil du temps et s’est imposée dans le paysage littéraire africain avec force parutions de livres exceptionnels inscrites dans une ère littéraire intimement cadencée par l’Histoire politique, elle-même très mouvementée, du Nigéria.
Au risque d’alourdir mon papier, j’espère par ailleurs que vous ne m’en tiendrez pas rigueur, je me dois avant d’entamer dans le fond ce texte sur Lemona, de me plier à l’obligation de revenir un tant soit peu sur ces moments qui, au fil des années, ont fait du Roman nigérian une référence en Afrique aujourd’hui.
Morceaux choisis de la littérature nigériane
Au commencement qui dirait, il y a eu Le Monde s’effondre (écrit en 1952 et publié en 1958) de Chinua Achebe. Un grand classique me rappelleriez-vous, mais que nous ne cesserons de citer. La prose d’Achebe qui dépeint l’impact de la colonisation dans les sociétés africaines à travers le destin téméraire d’Okonkwo reste un incontournable pour qui veut découvrir la littérature africaine. L’avènement des indépendances et l’apparition des grands centres urbains ont également prêté le flanc à une littérature qui fit sienne ces changements, soit en les exaltant, à l’instar de Cyprian Ekwensi avec Jagua Nana paru en 1961 ou alors dans une démarche critique en prônant avec une once de nostalgie le retour à la vie rurale, c’est le cas de Efuru de Florence Nwapa paru en 1966.
La Guerre du Biafra (1967-1970) et le traumatisme qu’elle engendrera dans la conscience collective nigériane marquera la naissance d’une vague de littératures qui en fera son principal focal. Ken Saro-Wiwa déjà avec Sozaboy en dépeint toute l’horreur en faisant le choix stylistique audacieux de recourir à un « anglais pourri » selon ses propres termes. Cette littérature engagée, citoyenne et militante s’attaquera à la corruption ambiante, à l’autocratie des différents régimes militaires qui se sont succédé à tête du pays. L’onde de choc du traumatisme de ce conflit est également perceptible dans les publications relativement récentes notamment de Chimamanda Ngozie Adichie, de Sefi Atta ou de Chris Abani. Un questionnement permanent de l’identité nigériane en proie à d’importantes altérations dans son rapport avec un pouvoir étatique longtemps à la limite de l’absolutisme et avec son environnement naturel ou socio-culturel reste le leitmotiv d’une littérature qui passionne.
Vous avez dit le rapport du citoyen nigérian avec son environnement ? Voilà qui a le mérite de nous permettre une transition sur l’auteur de Lemona car les questions de défense de l’environnement ont été au centre de son engagement politique et social, bataille au demeurant qui prendra une tournure tragique. Cette trajectoire funeste est sommairement abordée dans mes notes sur l’auteur ci-dessous. Pénétrons de plain-pied, si vous voulez bien, dans le dru mitan de cette belle intrigue.
Le 10 novembre 1995 …
Le premier élément qui nous interpelle quand on tient ce livre entre les mains, c’est d’abord la photo de couverture. On y voit une femme, de toute beauté selon toute vraisemblance, se cacher les yeux de ses deux mains, laissant subodorer par ce geste un refus de voir la réalité, une certaine réalité, et refusant par le même acte de donner l’opportunité au monde de la découvrir, de faire intrusion dans son moi.
Dans une posture reflétant un subtil dosage entre courage et fatalité, les contours du récit d’un destin stoïque, qui contre vents et marées devra affronter un sort inéluctablement tragique, et qui se résoudra à l’assumer jusqu’à son dernier accomplissement. Le rapprochement historique ne tardera pas dans notre esprit, il s’opèrera avec le destin tragique même de l’auteur, Ken Saro-Wiwa, un nom qui dans la conscience collective africaine s’est inscrit au Panthéon de la longue lutte pour la défense des droits des sans-voix. Nous sommes au mois de novembre 1995, l’AFP, l’Agence France Presse vient de commettre une dépêche annonçant la mort du célèbre auteur nigérian, le 10 novembre 1995.
« L’écrivain et opposant nigérian Ken Saro-Wiwa, 54 ans, a été pendu vendredi à Port Harcourt ainsi que ses huit compagnons du MOSOP, Mouvement pour la Survie du Peuple Ogonie. »
Les multiples vies de Lemona …
Une prisonnière condamnée à mort, de toute beauté, séjourne depuis un certain temps dans la prison de Port-Harcourt. Elle suscite mystère et interrogations, vit recluse dans une sorte de silence prêtant le flanc à toutes sortes de supputations de la part de ses geôliers. Elle ne reçoit personne et on ne lui connait aucune communication avec le monde extérieur. C’est pourtant cette détenue du nom de Lemona qui recevra un matin, à la veille de l’exécution de sa sentence, la visite d’une jeune étudiante en psychologie en provenance des Etats-Unis, revenue au Nigéria pour assister aux obsèques de ses parents. La jeune fille s’appelle Ola, et c’est à la demande de son défunt père qu’elle se trouve là. Lemona s’ouvrira à cette jeune visiteuse. Voici son histoire…
Tout commence dans le petit village de Dukana, une mère tente au plus fort du dénuement total à l’enseigne duquel elle est logée d’élever sa fille, Lemona, qu’elle appelle affectueusement Lemma. Devant les difficultés de la maman à subvenir aux charges liées à l’éducation de sa fille, le directeur de l’école du village proposera de lui trouver une famille d’accueil en ville plus à même de lui garantir un avenir décent. Un couple fortuné répondant au nom de Mana, recueillera la jeune fille, persuadé, contrairement à l’accord scellé, d’avoir enfin trouvé le valet idéal pour les travaux domestiques. L’atterrissage chez les Mana marquera le début de longues pérégrinations faites de souffrances et d’humiliations. La jeune fille y perdra sa virginité lors d’un viol commis par le maître des lieux ce qui donnera un coup d’accélérateur à son projet de fuite qui mijotait depuis un certain temps.
Le décès de sa mère la ramène en ville. Elle retourne donc à Port-Harcourt et dans ses errements trouve le gîte chez Maman Bomboy, et surtout une relative normalité avec une famille et des revenus qui lui assureront une certaine indépendance.
Vous avez un visage parfait, des seins debout, pointus, prêts à jaillir du soutien-gorge, une taille fine, les hanches larges, le bassin parfaitement formé, de longues jambes et de petits pieds. Bref, vous êtes une femme élégante. Dieu n’aurait pu mieux faire, même en vous créant à sa propre image. Votre démarche est celle d’une gazelle, d’une antilope, gracieuse et captivante. Si je devais vous trouver un défaut, j’indiquerais probablement la courbe légère entre vos jambes, mais cela n’a pas d’importance. Seule une observation de très près permettrait aux gens de s’en rendre compte. Et dans votre cas, ce dont j’ai peur, c’est de votre forme, de son extraordinaire beauté. Vous n’avez pas une éducation scolaire adéquate, même si cela se voit que vous êtes une grande bosseuse et auriez pu finir aisément vos études si vous en aviez eu l’occasion. Avec un tel handicap, il m’arrive de me demander ce que l’avenir vous réserve. (PP 69-70)
Les craintes de Mama Bomboy avaient tout d’une prémonition. La tournure que devait prendre la vie de Lemona était plutôt inquiétante. C’est une habituée du salon de coiffure, Maybel, qui lui fera dévaler les marches du nouveau boulevard, fait de débauche et de lasciveté.
Elle connaîtra la gloire et le luxe, en tant que l’amante patiente des puissants mais elle pactisera aussi avec la misère de la solitude qu’engendre ce statut. Elle flirtera avec l’insouciance et la fougue de l’amour dans les bras du jeune et non moins fringant Edoo Kabari, originaire comme elle de Dukana. Cependant, c’est auprès d’un jeune ingénieur écossais, John Smith, en service dans les Tropiques, qu’elle connaîtra, de son propre aveu, son tout premier orgasme.
Je n’avais jamais eu de rapports avec un Blanc de toute ma vie ; Même durant les moments les plus fous passés avec Maybel, lorsque nous fréquentions les bars et discothèques où se côtoyaient marins blancs, hommes d’affaires ou employés des compagnies de pétrole frais débarqués à Port Harcourt, je m’étais toujours tenue à l’écart des hommes blancs. Je n’avais aucun rapport avec eux, ne les envisageais pas comme des partenaires éventuels, sexuels ou autres. Dans mon entourage, on considérait le fait de coucher avec un homme blanc comme le summum de la prostitution. On ne pouvait même pas envisager le fait d’épouser l’homme blanc. Jamais il ne rentrerait avec vous dans son pays. Il était là pour prendre du plaisir, et ça, personne ne l’ignorait. (P133)
Lemona n’y échappera pas elle aussi. De retour d’un séjour au Royaume uni, le jeune John veut mettre un terme à leur relation. Il vient de faire la rencontre d’une jeune anglaise qu’il veut prendre en épousailles. Il informe Lemona, il s’en suit une violente dispute à au cours de laquelle le jeune homme trouvera accidentellement la mort…
L’autre partie du roman, décrivant le séjour carcéral de Lémona, est pleine de rebondissements car même embastillée, privée de liberté, sa beauté fera fureur, soumettra des puissants, ouvrira une nouvelle page de sa vie tout autant tumultueuse que celle menée en liberté. Cet épisode aura son cortège de secrets et trahisons qu’elle dévoilera elle-même à la jeune Ola.Toute la force romanesque et le génie narratif de Ken Saro-Wiwa sont réunis dans ce beau livre. Sous sa plume, les thèmes de la place accordée à la femme dans la société nigériane, du système judiciaire corrompu mais aussi de la confiance et de la trahison en amitié sont traités avec beaucoup de subtilité. La lecture en français est rendue digeste par une traduction excellemment réalisée par Kangni Alem (La Légende de l’Assassin, Editions JC Lattes, 2015). J’ai l’intime persuasion que vous en ressortirez complètement subjugué.
Je vous souhaite une agréable lecture.