Je crains les Grecs même quand ils apportent des cadeaux.
Virgile , l.Eneide.
Dès la citation liminaire du roman de Blaise Ndala, nous sommes avertis : les apparences trompent et les cadeaux peuvent être mortels. Clin d’œil chargé d’ironie à l’argument fallacieux des empires coloniaux qui, chargés de bons sentiments, auraient apporté le développement et la civilisation avec eux, la citation nous met en garde sur la bienveillance des puissants.
Ces puissants ne sont pas les seuls à passer au crible de la critique d’un roman foisonnant d’anecdotes assassines, de figures détournées, et d’allusions médiatico-culturelles. Sans capote ni kalachnikov de Blaise Ndala (Mémoire d’encrier, 10 juillet 2017) est un roman qui déconstruit, démonte et défigure avec la même vigueur les postures bien-pensantes que celles égarées dans les jeux de pouvoir d’une société postcoloniale dont le nom résonne familièrement dans notre imaginaire « la Coganie ».
Bienvenue en Coganie : Blaise Ndala met en abyme le chaos
Le roman de Blaise Ndala met en scène un monde artificiel, scénarisé, où le laid se conjugue avec le beau, le factice avec l’authentique. Cette alliance des contraires est perceptible dans le ton tragicomique avec lequel le sujet est traité : une jeune canadienne, Véronique Quesnel, « prophétesse à Hollywood », coupable de mettre en lumière l’horreur de la guerre, se voit récompensée pour son documentaire Sona viols et terreur au cœur des ténèbres tourné en Coganie, à Kapitikisakiang dit « Kap » ou « Terre de la confusion ».
Le dessin du roman est posé : une remontée à rebours fracassante jusqu’au point culminant de la récompense à Hollywood. Cette remontée à rebours emprunte une diversité de supports ou les yeux inquisiteurs derrière la caméra, la télévision ou ceux des journaux intimes décrivent de manières distinctes le conflit en Afrique dans la région des Grands Lacs, mais aussi et peut-être surtout, les rapports Nord/Sud. La diversité des statuts des protagonistes offre des visions du monde qui s’entrecroisent et se répondent parfois, mais dont les thèmes demeurent plus ou moins inchangés : le mensonge et l’hypocrisie.
Mensonge et hypocrisie
Le mensonge est au cœur du roman, il constitue la clef de voûte du dénouement. La route qui l’y conduit est pleine d’embûches et s’associe parfois à des instants de fulgurantes sincérités. Par exemple, Véronique est présentée au milieu du roman comme un personnage idéaliste qui cherche à sortir de sa zone de confort,
« Chérir sa liberté. Vouloir faire la différence dans une cause plus grande que sa petite bulle à soi, dans ce qui ne tourne pas rond autour de soi, dans la vie des autres. Et puis, c’est tout ? »
Mais son premier documentaire sur les autochtones n’aura pas le succès escompté et cet échec fera germer dans son esprit les propos plein de cynisme de son amie Marie-Claude Roy :
« Sauver le monde. C’est bien beau, tout ça : les cartes avec les mots agréables de Gandhi ou du Dalaï-Lama, qu’on vend chez Dollarama et à la pharmacie »
Et d’ajouter « La misère qui intéresse les gens d’ici, insiste Marie-Claude, c’est celle d’ailleurs ».
Ainsi, il faut fermer les yeux sur l’injustice et la violence de chez soi pour se tourner vers celle qui émeut et provoque des torrents d’indignation : la violence des sociétés africaines. Une fois consciente de cette indignation à deux poids deux mesures, la documentariste choisit de mentir sur l’identité de son « héroïne » Sona, en corrompant sa mère, jusqu’à ce qu’elle accepte de laisser la sœur jumelle de Sona, Sondji, s’envoler au Canada pour donner « un supplément d’âme » (et d’argent) à la dénonciation de violence du documentaire.
Le mensonge est également présent dans l’implicite des postures énonciatives. Le choix de l’ironie dédouble constamment les propos nous offrant une version des faits et son contraire pour laisser s’éclipser une « vérité » insaisissable. Les paroles rapportées par le narrateur principal, Fourmi rouge, alias caporal-chef, travestissent les actions et nous offrent un regard biaisé. Fourmi rouge, qui « tolère la France des débats télévisés et des philosophes sapés comme jamais » est-ce jeune naïf féru de cinéma et de téléréalité qui a un avis sur tout et qui entre en contre discours avec celui de Véronique la « canadienne ». Il commente l’actualité, assiste impuissant à la dégringolade de son sportif déchu Rex Mobeti, n’hésitant pas à défendre sa star du football, accusée d’opportunisme suite à l’indifférence magistrale avec laquelle il conçoit le sort de ses compatriotes de Coganie. Il est le cousin de Petit Che, appelé Corneille par l’oncle Victor, « l’esprit livre », comme il se qualifie.
Petit Che est quant à lui cultivé, sensible, rigoureux dans l’écriture de son petit carnet, adepte de poésie qu’il tient près de son cœur au combat, un « petit malin qui avait le nez plongé dans un bouquin chaque fois que le bataillon bénéficiait d’un répit entre deux opérations ». C’est le plus lucide qui finira par tirer profit lui aussi du mensonge en faisant publier son livre sous la menace de révéler la supercherie de Véronique. Le mensonge et l’hypocrisie font donc office de thèmes majeurs et servent à critiquer la manipulation du conflit en Coganie et le culte de l’image à l’échelle mondiale.
Le culte de l’image : Jean le Gourou
Les images occupent une place importante dans le roman de Blaise Ndala. Elles questionnent la place que tiennent les représentations des sociétés africaines et occidentales à l’heure de la mondialisation. Elles interrogent également le rapport entre l’Occident et l’Afrique, mais toujours sous un angle humoristique. Le rapport de force est traité de biais et l’humour dans son sens bakhtinien[1] règne en maître. Il prend la forme de paroles rapportées, caricaturées, présentées sous un certain angle dans une manipulation d’images de l’opinion publique. Bien qu’aucun des personnages n’échappe à ce traitement humoristique, l’un d’entre eux manifeste clairement l’intention de signifier l’importance des images. Il s’agit de Jean le gourou, le « conseiller Image » qui succède à tous les caïmans du gouvernement renvoyés. Jean le Gourou appelle lors de son premier discours télévisé à « rentabiliser l’image de cette misère » et à faire des pauvres « un produit national brut », une « valeur refuge ». Ainsi, il appelle à reprendre le contrôle du pays non pas en réfléchissant aux problèmes structurels pour résoudre la pauvreté, mais à une stratégie d’appropriation de l’image de misère du pays. Le cynisme est à son paroxysme.
Le culte de l’image se manifeste également dans l’omniprésence que tiennent les plateaux télévisés dans le roman. Par exemple, il est constamment fait mention de l’émission « cœur à corps » où des stars en perte de notoriété cherchent à relancer leurs carrières en soutenant les enfants talibés du Sénégal ou les petites filles du Soudan. L’Afrique n’est pas sujet, mais objet d’observation, objet de convoitise médiatique, humanitaire, politique, et l’image l’emporte sur le fond du problème, pourvu que les rôles de chacun (e, s) soient maintenus. Sans protection (capote), ni arme (kalachnikov), l’Afrique est dans le viseur des médias tout genre confondu.
L’Afrique dans le viseur
À la fin du roman, l’œil de la caméra est explicitement associé à une roquette lancée contre les soldats du conflit. Métaphore de la guerre, l’œil de la caméra tient l’Afrique dans le viseur. Exhibée à l’œil international dans « un parfum de mondialisation tropicalisée », la médiatisation fait office de butin de guerre d’où viendront s’abreuver les acteurs de « l’égo-charité ».
En guise de clôture, nous assistons aux côtés du personnage le plus nuancé, le « médecin espagnol » à l’émission Question pour un champion spécial Afrique, il faut deviner les noms des dirigeants présents dans le roman. Dans une mise en abyme (l’émission de télévision au sein du roman) le conflit devient un jeu télévisé censé nous divertir et révéler la culture générale des participants. Pendant que les gens meurent sans filtres, les émissions créent des sujets de devinettes. Comme un appel à rester vigilant, le roman nous montre combien l’Afrique dans le viseur n’a pas fini de séduire…
[1] Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975, p.129.
Né en République démocratique du Congo, Blaise Ndala fait des études de droit en Belgique puis s’installe au Canada en 2007. En 2014 paraît son premier roman, J’irai danser sur la tombe de Senghor (L’Interligne, Prix du livre d’Ottawa, avec un projet d’adaptation cinématographique en cours pour la France et les États-Unis), qui jouit d’un immense succès.