Dans le paysage dynamique des industries culturelles africaines, l’édition joue un rôle central. L’édition en Afrique subsaharienne transmet les idées et amplifie les voix qui façonnent le continent. Le British Council, organisation britannique engagée dans les relations culturelles et l’éducation, a publié en 2024 une étude approfondie sur le secteur de l’édition dans six pays d’Afrique subsaharienne : le Ghana, le Kenya, le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Ouganda et le Zimbabwe.
Pourquoi cet intérêt ? Alors que l’Afrique se réinvente, l’édition devient à la fois le témoin et l’acteur de ce changement. L’étude de la British Council cherche à répondre à des questions essentielles : quels sont les modèles économiques et les innovations qui façonnent le secteur aujourd’hui ? Comment l’édition répond-elle aux défis contemporains tout en affirmant son identité propre ?
Ce rapport, basé sur une méthodologie mixte incluant une analyse documentaire et des entretiens, apporte un éclairage sur un secteur à la fois dynamique et confronté à de nombreux défis. Dans un contexte post-pandémique, cette étude explore les structures économiques, les innovations, et les obstacles majeurs rencontrés par le secteur de l’édition.
Entre janvier et juin 2024, une équipe de recherche composée d’experts africains a recueilli des données auprès de 66 professionnels clés – éditeurs, auteurs, fondateurs de festivals littéraires et autres acteurs influents. Cette approche méthodologique a permis de fournir une vue d’ensemble rigoureuse tout en tenant compte des spécificités de chaque pays.
Les enjeux de l’édition en Afrique
Le secteur de l’édition en Afrique subsaharienne apporte une contribution significative à l’économie créative et joue un rôle important dans la préservation du patrimoine culturel. La publication en langues africaines, par exemple, préserve et valorise les cultures indigènes tout en répondant aux besoins d’un lectorat jeune, dont la moyenne d’âge est de 19 ans, avide de récits qui reflètent leurs expériences.
En matière d’emploi, des organisations comme Comic Republic au Nigeria, avec plus de 100 employés, montrent l’impact de la chaîne de valeur éditoriale, qui inclut des métiers variés tels que les illustrateurs, écrivains et artistes. Les petites maisons d’édition jouent un rôle vital dans le tissu économique. Elles créent des emplois durables et mobilisent régulièrement des indépendants pour des projets spécifiques. Cela contribue directement à l’économie locale et au développement des compétences dans le secteur.
Diversité des modèles d’édition
L’étude révèle un paysage éditorial caractérisé par la coexistence de deux grands modèles : l’édition traditionnelle et l’édition non traditionnelle.
D’un côté, les maisons d’édition classiques dominent encore avec la publication de livres imprimés, principalement distribués via des réseaux établis tels que les librairies et les foires du livre. Ce modèle assure une structure organisée et centralisée de l’édition, du choix des manuscrits à la distribution. Cependant, des obstacles persistants, comme la difficulté d’accès aux canaux de distribution, freinent l’expansion des éditeurs au-delà des frontières nationales.
D’un autre côté, un modèle non traditionnel, basé sur les technologies numériques, prend de plus en plus d’ampleur. Ce modèle inclut des pratiques telles que l’autoédition et la diffusion d’œuvres via les réseaux sociaux et les plateformes mobiles, en particulier dans des pays comme le Kenya et l’Ouganda. En Afrique de l’Est, la plateforme eKitabu par exemple, offre une distribution mixte, combinant des formats imprimés et numériques accessibles, y compris le format EPUB 3.2 adapté aux lecteurs ayant des besoins spécifiques.
Un modèle novateur est celui des « fermes à livres » sur WhatsApp, où les auteurs autoédités et les éditeurs locaux utilisent des groupes de discussion pour vendre directement aux lecteurs, notamment au Zimbabwe.
Les chiffres montrent l’essor progressif des dépôts légaux de livres numériques : en 2022, le Ghana a enregistré 1 389 dépôts légaux, dont 252 en format numérique, tandis que le Kenya, avec 2 188 dépôts, enregistre le plus grand nombre de publications parmi les pays étudiés.
Innovations et résilience de l’édition en Afrique subsaharienne
Les éditeurs africains font preuve d’innovation pour surmonter les défis économiques et techniques, et explorent de nouveaux formats et des modes de financement alternatifs.
En Afrique du Sud, les ventes de livres numériques locaux ont ainsi augmenté de 92 % entre 2021 et 2023, soutenues par des initiatives telles que Kobo Plus, une plateforme d’abonnement lancée en 2024. Ces innovations permettent aux éditeurs de diversifier leurs offres et de toucher un public plus large, malgré les contraintes logistiques.
En 2023, Bookmate, un service d’abonnement de livres numériques, a lancé une offre en partenariat avec MTN au Ghana pour permettre aux utilisateurs de souscrire via leur crédit téléphonique.
Dans certains pays, des entreprises comme Leti Arts ont repoussé les limites de la narration traditionnelle en intégrant des éléments interactifs et immersifs dans leurs contenus numériques. En combinant bande dessinée en ligne, jeux mobiles et folklore africain, Leti Arts a créé un produit unique qui engage un public diversifié en Afrique et dans la diaspora.
Le financement de l’édition en Afrique subsaharienne constitue un autre enjeu majeur pour le secteur. Peu de maisons d’édition africaines ont accès aux prêts bancaires, en raison de critères d’éligibilité stricts. Ainsi, les éditeurs dépendent souvent de financements personnels, de subventions internationales, ou de plateformes de financement participatif pour maintenir leurs activités.
Par exemple, l’initiative de Cassava Republic pour la traduction d’ouvrages en langues locales nigérianes est soutenue par le Africa Publishing Innovation Fund, une subvention qui encourage la diversité linguistique dans le secteur.
Enjeux et défis structurels
Le secteur de l’édition en Afrique subsaharienne est confronté à des obstacles structurels significatifs, notamment en matière de distribution. L’absence d’infrastructures de distribution adéquates rend difficile la circulation des ouvrages entre les pays africains. Par exemple, il reste souvent plus simple pour un éditeur nigérian d’expédier un livre vers l’Europe que vers un pays voisin. Cette situation freine le développement d’un véritable marché régional de l’édition.
Le coût élevé des matériaux et les taxes imposées sur les importations de papier, combinés à un faible pouvoir d’achat, limitent l’accès au livre pour de nombreux lecteurs qui lisent surtout pour des raisons éducatives. Au Zimbabwe, par exemple, la fermeture de l’éditeur indépendant Weaver Press après 25 ans d’activité démontre les pressions financières pesant sur le secteur. Par ailleurs, le piratage représente un problème endémique dans plusieurs pays.
La question des langues autochtones
Le rapport révèle un potentiel de croissance pour l’édition en langues locales, notamment à travers les initiatives de petits éditeurs bénéficiant de subventions ciblées. Jacana Media, par exemple, a lancé l’imprint Vela Books avec l’appui du gouvernement sud-africain pour publier des ouvrages en langues indigènes.
Cette question linguistique requiert des soutiens financiers et une volonté politique forte pour être pleinement intégrée dans le secteur éditorial. Par exemple, la vente des droits de traduction et une meilleure visibilité des ouvrages en langues locales à l’international pourraient soutenir les éditeurs africains tout en renforçant la diversité culturelle au sein de la production littéraire du continent.
Connectivité et réseautage dans le secteur de l’édition
Les événements littéraires et les associations professionnelles jouent un rôle clé dans la création de réseaux et d’opportunités pour le secteur de l’édition. Des festivals littéraires, comme le Pa Gya! Literary Festival au Ghana et la Nigeria International Book Fair, créent des espaces de dialogue et d’échange entre éditeurs, auteurs et lecteurs. Le Rights Café de la Nairobi International Book Fair, par exemple, facilite la négociation de droits entre éditeurs africains, renforçant la circulation des œuvres africaines sur le continent et au-delà.
Les associations professionnelles contribuent également au développement du secteur. L’APNET (African Publishers Network), basée au Ghana, soutient les éditeurs africains en organisant des événements internationaux et en collaborant avec des institutions comme la Foire du Livre d’Abou Dhabi. Ce type d’initiative favorise les échanges de compétences et la croissance des marchés pour la littérature africaine.
Enfin, les réseaux sociaux comme WhatsApp et Instagram se révèlent être des outils indispensables pour les éditeurs et auteurs qui y voient des moyens efficaces de promotion et de distribution. Au Zimbabwe, plusieurs auteurs autoédités utilisent des groupes WhatsApp pour vendre leurs livres et interagir directement avec leur public, contournant ainsi les canaux traditionnels de distribution.
Pour que le secteur de l’édition en Afrique subsaharienne puisse réaliser pleinement son potentiel, des soutiens renforcés sont nécessaires, tant au niveau national qu’international. L’étude de la British Council recommande d’accroître les investissements dans les infrastructures de distribution, de soutenir la formation professionnelle en édition et de promouvoir une politique de subventions pour alléger les coûts de production. Ces mesures permettraient de consolider le secteur et de rendre les livres africains accessibles à un plus grand nombre.