Telle une oraison, N’être, la deuxième œuvre individuelle de Charline Effah publiée en 2014 aux éditions La Cheminante, résonne comme une humble exhortation au pardon :
« Je ne veux pas oublier. J’ai seulement décidé de pardonner. Me pardonner et te pardonner. Pardonner tous les vides et les façons égoïstes dont on cherche à les combler. Pardonner pour les larmes creusées par l’attente et les silences. Pardonner pour les peines infligées et les peines reçues. Pardonner pour les promesses non tenues. Pardonner pour les mensonges. Pardonner pour ne pas avoir compris qu’en laissant faire, je nous tuais. Pardonner d’avoir joué avec le feu, avec l’amour et le cœur. Pardonner pour avoir perdu le temps à se perdre. Pardonner pour les plaisirs volés, les baisers à la sauvette. Pardonner pour le chantage, les manipulations et les menaces. Pardonner ».
Le mot « pardonner » ainsi ânonné plus d’une dizaine de fois constitue l’essentiel du message diffusé par ce roman petit par son format, mais si dense en émotions. D’ailleurs, l’intrigue n’est en fait qu’un prétexte pour effacer le « N’ » du titre, qui par son essence négative affecte l’Être de la jeune héroïne au point de la réduire à la simple Existence. Une existence empreinte de mélancolie et surtout dénuée d’amour de soi.
Le déni de soi
Née d’une idylle passagère entre Medza et le routier Ondo l’américain, l’héroïne Lucinda Bidzo accuse le rejet avant même qu’elle ne soit au monde : « Pendant les neuf mois que dura ta grossesse, tu t’étais évertuée à une seule chose : Tuer la vie qui s’était logée dans tes chairs ». Plus tard, ‘’L’enfant’’ a grandi et tel un rebut, elle sera reléguée dans une chambre de bonne de la résidence familiale.
Enfouie dans un coin de vie de sa génitrice, Lucinda tente de prendre forme aux yeux de cette femme meurtrie par l’infidélité de son mari, le désigné « Père » ; mais Medza elle-même couve une sourde rage. Elle est trop occupée à jouer les épouses respectueuses qu’elle ignore le gouffre qui grandit entre elle et sa fille. Dans les mailles des silences meurtris, Lucinda épie un signe, un geste d’affection qui ne viendra pas. Alors elle s’enlise, s’enterre et finalement restreindra sa vie aux qualificatifs comme « furoncle puant » ou encore « tache indélébile » pour faire référence à son épiderme “mélanimé” qui comme les circonstances troubles de sa naissance, creusera un énième fossé entre elle et les siens à la peau claire. La blessure dans le cœur de la jeune fille est béante. Un vent d’amertume y souffle au point de méthodiquement la disloquer. Prisonnière de ce vide sentimental, Lucinda décide de prendre le large pour retrouver un peu de liberté.
À 17 ans, elle quitte « la maison rouge ». Elle s’exile dans l’Hexagone et pense pouvoir y trouver refuge face au néant qui l’habite :
« Le voyage est un placebo, l’ailleurs est un mirage. Ils donnent l’illusion d’être parvenus à nous guérir de nous-mêmes, d’avoir fui nos angoisses, d’avoir fui la malaria et les mouches tsé-tsé, la poussière des routes en latérite, et les Etats oligarques et gérontocrates, le mauvais œil des sorciers, la polygamie, la famine et les guerres, les mauvaises conditions de vie, et ce soleil qui tape fort sur les nerfs et brûle, consume et liquéfie les lendemains ».
Elle a certes fui ce passé meurtri, mais comme le souligne le précédent extrait, elle emportera dans son sillage tout le mépris qu’elle a pour sa propre personne. Lucinda se refusera à elle-même au point congédier le véritable amour lorsqu’il se présentera à elle.
Le déni de l’amour
Comme Lucinda, nous femmes avons toutes eu des « Elvis » dans notre vie. Ces hommes de nous si proches, si aimants, toujours à l’écoute de nos peines, enclins à nous offrir leurs viriles épaules sur lesquelles pleurer pour un autre qu’eux : un rival, un copain, un amant, un goujat ou dans le cas de Lucinda pour un homme marié.
Malheureusement, c’est souvent en balayant les miettes éparses de notre cœur que nous nous rendons compte que l’amour était à notre portée et qu’il aurait juste fallu s’estimer soi-même assez pour lui ouvrir grand les bras. Mais il est souvent trop tard lorsqu’on reconnaît le bonheur aux bruits qu’il fait en s’enfuyant. Alors, comme des gamins effrayés, pour se faire panser nos âmes brisées, nous retournons dans les bras d’un être cher pour y chercher du réconfort, pour oublier ou alors pour finalement se retrouver.
La renaissance à soi
Bien plus que sa rupture d’avec Amos, Lucinda regrette le départ définitif d’Elvis. S’armant de courage, elle décide de retourner à Nlam non seulement pour s’y consoler, mais aussi pour faire face à cette mère qui s’est auréolée de non-dit. Dans une ambiance pourtant glaciale, une conversation s’engage. La relation se réchauffe, des vérités s’énoncent et finalement les derniers remparts cèdent. Le signe d’amour tant espéré se révèle enfin. Dans le secret d’une malle en osier : Des robes de différentes tailles, toutes bleues avec des boutons rouges, portant les initiales LB dévoilent le secret d’une mère au demeurant froide, mais tout aussi aimante. Il y en a 29 comme l’âge de la jeune Héroïne. Il ne lui en faut pas plus pour qu’elle lâche prise : « Cette découverte m’accable, me dépouille, me réconcilie avec moi ». Comme quoi : « L’amour a besoin d’être vu pour vivre et faire vivre ».
La lecture de ce roman de Charline Effah est une réelle délectation même si ma curiosité reste intacte quant à l’issue de la relation entre Medza et sa sœur Effiri. On s’enivrerait encore et encore de cette encre poétique. Le mot est fin et la plume est précise pour aborder le sujet ô combien imminent qu’est la naissance à soi-même. Le décor planté par l’auteur nous permet aussi d’explorer divers sujets tels que la violence conjugale, la ségrégation, les amours interdits ou encore l’expatriation. Que dire si ce n’est Madame Charline Effah, merci pour ce moment sombre et lumineux à la fois.