« De la traduction du geste à être apprivoisé dans l’infini du langage poétique » : « Gestuaire » de Sylvie Kandé

par Charles Gueboguo
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« De la traduction du geste à être apprivoisé dans l’infini du langage poétique » Gestuaire de Sylvie Kandé

Dans Gestuaire (Paris, Gallimard, 2016), l’intention de l’auteure est de resserrer l’esthétique de l’intensité des gestes à travers la saisie du quotidien de nos gestes et les gestes de notre quotidien. Pour donner un sens écrit aux gestes, l’auteure sénégalaise Sylvie Kandé les apprivoise en contrepoint de la problématique bourdieusienne qu’elle revisite. Il s’agit de : Ce que parler veut dire.

L’apprivoisement du geste se fait par le biais de l’acte de leur traduction. Traduction qui ouvre le champ par la suite à la production d’un ordre écrit du discours qui est nouveau. C’est-à-dire ni contrôlé, ni sélectionné, ni organisé pour être redistribué. Le discours poétique kandéen qui traduit les gestes se posera dès lors en tant que transformation de la signification. C’est quelque chose de neuf dont la portée est ouverte à l’imagination du cosmopolitisme.

En effet, Gestuaire dans son effort de traduction d’un ensemble de gestes vers l’oralité écrite, s’ouvre à une compétence poétique cosmopolitaine. Celle qui force à développer à la fois l’art de la traduction et la construction des ponts. Gestuaire a réussi le pari d’un engagement imaginatif avec l’autre. L’acte poétique chez Sylvie Kandé fait montre d’une capacité lui permettant de se voir et de voir à partir des perspectives culturelles des autres. Plus précisément, à travers l’exercice d’une imagination qui transcende les frontières. Le but est de fertiliser dans le verbe ce qui est soi, à travers la médiation de ce qui apparaît étranger ou lointain.

Pour mener à terme cet acte de traduction doté d’une éthique objective, Kandé opte d’abord pour un dépouillement de son geste écrit des habitus stylistiques officiellement homologués : « Car du geste qui ne s’entend ni ne s’écrit/ n’est-il pas juste de dire qu’il est/ pensée qui s’effile dans l’air/ propos qui cogne le vide/ ombre portée du néant… » ? La poétesse, en traduisant les gestes par cet acte stylistique de dépouillement, s’ouvre en même temps à la possibilité d’être traduite : comme on traduit l’Autre en justice.

Chez Kandé, comme chez Derrida, la signification du geste ne précède pas l’écrit. Ce que parler veut dire fusionne avec ce qu’est écrire. Écrire veut dire qu’on sait que ce qui n’a pas encore été produit dans la littéralité n’a aucun autre endroit ou espace de résidence, a fortiori.

Cet acte écrit qui est déjà (re-) création, dans son sens grec, poiêsis, devient dans Gestuaire apposé de facto comme d’autres s’opposent par des attaques de rébellion. Cela, pour se libérer dans l’analogie des méta-récits qui tournent en spirale (le même geste qui est posé circule peu ou prou tel un boomerang).

La manière narrative de ces méta-récits devient une allégorie de comment on lit, se lit, pendant qu’on lit l’autre. Celle-ci à son tour est une allégorie de sa propre déconstruction. On tourne en boucle et Gestuaire devient donc in fine le rendu d’une pensée circulaire. Née « de l’habitude de lire sans bougie/ de penser en spirale » : sans barrières, ni parenthèses, ni virgule, ni césure, ni cassure, ni fissure, ni pause, ni brève, ni soupir.

Mais, puisque tout « ce qui ne s’entend ni ne s’écrit » siège dans une fragile éternité, à savoir celle de l’intuition de l’instant que durent les ronds mouvement des gestes, il se pose un défi. C’est celui d’apprivoiser au langage le geste comme gesta : c’est-à-dire le geste posé dans l’acte d’écriture comme un agencement des miettes d’action d’éclat accomplie. Dans lesdites miettes, tous les modes d’expression y ont été expérimentés. Il s’agit de la parole/oralité qui est le colophon de l’œuvre poétique kandéen:

« Je me parle beaucoup à moi-même à haute voix, je songe ».

Son-Je vocalisé qui se mue en un(e) chant-son dont l’intuition siège au cœur de ce projet poétique, à la manière du Jazz & Blues du New-York des années 30. L’intuition dans ce chant est un appel d’air :

« Mélancolie ce sixième sens !/… Mais au vrai le coquillage à mon oreille apposé/ ne bruissera que jamais l’écho attendu/…[de] l’intraitable voix océane/ un poème –toujours / sera meilleure conque ».

Ce chant intuitif est, lui aussi, soutenu par le fait de penser en spirale, et donc dans l’in-fini : par saturation. La posture de « De la traduction du geste à être apprivoisé dans l’infini du langage poétique » : Gestuaire de Sylvie Kandé dans ce gestuaire poétique suggère donc que sa visée, c’est l’immortalité. Celle des gestes qui sont de tous les temps, passé, présent, sauf futur.

[bctt tweet= »Sylvie Kandé tourne un rite fort et mâle de passage dans la masculinité en un acte d’émasculation » username= »Afrolivresque »]

Pour le temps passé, mémoire est faite de la gestuelle dans la « canneraie rougeoyant d’une braise qui n’est pas/ d’aujourd’hui/ ses tiges les piques d’une mutinerie ancienne » depuis « qu’un vent nouveau dérangeait la canne ». Le vent qui a entraîné les gestes des mouvements d’humeur contre l’esclavage. Ensuite le vent des décolonisations. Puis le vent de la négritude. Plus tard, la victoire de la créolité.

Le présent est travaillé par le rendu de quelques problématiques contemporaines. Là, « Dans la foule un gosse qui ploie/ sous le poids mercenaire d’une mitraillette ». Ici un tirailleur, ressorti vivant des tranchées de la guerre des autres, n’aura que misère de ses désillusions pour compagne. Ou, « Disons qu’Il négligea de reprendre Son dû/ Te voilà Tiémoko Keïta au bercail rendu/ ta pauvre tête pleine de vent et de limaille/ avec ça obsédé ».

Ce sont par conséquent des gestes qui comprennent toutes les expériences et reprennent vie par le biais de la traduction qui a opéré comme une route permanente de retour autour desdits gestes, qui s’originent de tous les temps et sans frontières.

Mais, s’il y a certaines choses qui gagnent à être tues, c’est que voici venue l’heure de pointer aussi du bout de la plume, « La coutume, cette ogresse [qui] se délecte des rêveurs, des tendres/ des errants ». La gesta poetica kandéenne, en tant qu’acte d’éclat et accessoirement de guerre, va subtilement s’opposer aux formes d’oppressions du sujet. Illustration faite ave sa traduction de l’acte de circoncision.

Sylvie Kandé tourne un rite fort et mâle de passage dans la masculinité en un acte d’émasculation qui n’est pas sans rappeler la circonfession derridienne. La circoncision est évoquée finement, sans vraiment être racontée. Cela donne ainsi à son vers un halo circoncis, parce que paré de cette écriture qui utilise le tranchant de la lame libertine du style. Celle-ci divise avec précision les gestes quotidiens que la coutume marâtre a finis par rendre anodins. Quand la lame rate sa cible : « On dit que le garçon revint de la brousse l’index tranché/ les maîtres d’initiation n’ayant pu trouver de sexe entre ses jambes ».

L’acte de circoncision reste entouré par la coulée de sang. C’est pourquoi il est également circonscrit (comme un enrôlement à la guerre) par la mort : « cet autre fut envoyé à la guerre fusil en bandoulière/ pour exactement la même raison ». En réalité, ce n’est plus le Phallus qu’il faut circoncire, suggère-t-elle. Mais, son chœur dominant. Sa mission nouvelle devant être de contribuer à taire les gènes acides qui dictent la boucherie des altérités. Ces autres-différenciés que le gland dominant se plait à renvoyer aux marges des pentes glissantes. Et c’est le chaos qui résulte de cette rencontre inévitable de l’amour entre l’œuf et la pierre : les génocides.  

Parce que la circum-cision est un procédé qui consiste également à tourner autour, dans la périphérie, et en rond, Sylvie Kandé sait que la vocalise de son chant poétique doit rester ouvert. C’est-à-dire malléable, mais avec la possibilité de se cicatriser, de laisser une marque circonscrite en tant qu’acte d’anamnèse. Sylvie Kandé, ici, elle signe :

« Qu’on se le dise et qu’on le sache/ il n’y a que la mort qui tue! »

La mort, complice silencieuse qui finira bien par corrompre ton nom : « Répond, car je t’entends Est-ce la note ou le silence/ dont te voilà éprise… Il siffle alors les deux syllabes de mon nom »: KAN-DÉ. Nom scandé si l’on ose relever le défi d’accepter de lancer le « talisman de bois aux braises de l’âtre/ pour ouvrir à son âme la voie », sitôt libéré des chaînes des esclavages passés ou modernes. Survivre ne tiendra plus toujours à ces fils de la mémoire nominale, passerelle qui peut s’effilocher. Il faut alors rompre ce cordon d’argent. Parfois. D’un coup, d’un seul, han !

[bctt tweet= »Gestuaire de Sylvie Kandé est une oeuvre écrite dans la liberté du son et de l’intuition qui circule » username= »Afrolivresque »]

Gestuaire c’est aussi la conversation avec les tableaux de maîtres qui autorise, à travers l’ekphrasis, une replongée à la fois dans l’expérience de l’écrivain avec l’objet d’art et la projection du geste écrit qui en a résulté. Après coup. L’interprétation est libérée.  Au final, il en ressort une double possession de la saisie de la toile. Celle-ci est d’abord figée dans l’encre traduite sur papier comme fond : « Son chevalet, elle y plante en sorte d’esquiver / qui biaisent la vue la perspective et ses lois/ De plein fouet donc ces trois hommes en révérence/ deux crêtés de beau tissu ».

Ensuite, cette traduction est travaillée par l’interprétation de ce vu-vécu expérimenté par l’agente-observante, pour transférer l’expérience de cette sensibilité dans un autre médium. C’est celui de l’écrit et de son langage.

L’écriture de Gestuaire est donc une œuvre qui gagne en traduction afin de se positioner en Poésie-Monde. Elle peut s’entendre de partout et par tout-monde parce qu’elle est écrite dans la liberté du son et de l’intuition qui circule. Dès lors, une fois le gestuaire posé, il devient juste de dire qu’il n’est plus pensée qui s’effile dans l’air, propos qui cogne vide et ombre portée de la non-existence. C’en devient le colophon de la poétesse, une « signature/ qu’on paraphe ou rature/… quand d’aventure/ la main d’elle-même s’éprend ».

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