« Le Deuil du sens ». Une lecture analytique de Comme jours d’après déluge, un poème d’Éric Digbé, publié chez La Case des Lucioles, collection « Errements », Abidjan, 2025.
Le long poème s’ouvre comme une veillée funèbre pour l’alphabet. Le souffle des voyelles est étouffé par le poids du sens : « /arraché toutes les voyelles de l’alphabet/ ». Après la prise de conscience du deuil, le poète sème des voyelles dans le texte du vivant, en pleurant. Comme dans la terre, Éric Digbé, trace ses mots. De ces sillons, les consonnes poussent pour lamenter le verbe. L’auteur se métamorphose ainsi en paysan des lettres : « /je me demande encore comment on laboure l’alphabet/pour faire germer poème / ».
Pour saisir le sens de l’après-vie, Éric Digbé choisit le parti du labour comme une parodie d’un champ labouré à l’envers : « /mettre la grammaire avant les bœufs/ ». On y voit un retournement de sens, où le rythme et les sons funéraires créent un espace de résistance symbolique contre la douleur de la séparation. Il le fait par le biais de la convocation des métaphores agraires et les rituels : « /ancêtre septième/je participerai à ta mort prochaine/avec cola et croix de cauris/ ». Le sacré chrétien (croix) se mêle au rite Mona/Wan où la cola (et les cauris) jouent le rôle de monnaie pour les morts. Il en ressort que labourer l’alphabet pour lui devient un acte à la fois sacré et sacrilège.
Pour donner du corps à sa métaphore agraire, Éric Digbé revisite, entre autres, La Fontaine. Le « labour » de Digbé renverse la fable du laboureur en faisant hériter aux enfants (les mots) d’un champ de cendres. En effet, la récolte de ce geste poétique est un silence qui brûle. L’auteur nous fait assister, in fine, à l’avortement du signe, pendant et après les moments de deuil : « fausse couche ». Il fait de son poème lui-même une sorte de cadavre linguistique qui résonne comme une fausse croche. En musique, on parle d’une note morte.
Mais, les morts ne meurent pas comme le souligne Birago Diop. Cependant, Éric Digbé, nous rappellent que les morts, en réalité, sont les vivants qui répètent, dans les actes funéraires, leurs propres adieux à la terre. Or, si dans la théorie de la communication, le message, c’est aussi le massage, ce qui est joué en masse dans les rites funéraires devient ce qu’il appelle le verbe « s’infinir ». Littéralement : entrer dans l’infini, finir de l’intérieur, c’est-à-dire à partir du vivant comme posture poétique.
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Si la fin marque souvent la mort, alors « s’infinir » chez Digbé serait le fait d’échapper à la mort par la dilatation du verbe finir. Le préfixe « in » ici perd son sens premier de la négation, comme dans les mots « invisible » ou « indolore », pour s’ouvrir, et se dissoudre dans le vivant. En effet, avec cette proposition du poète, on aurait pu se limiter ou s’arrêter à la dimension du supin latin, infinitum (in+fini = non fini ou sans fin). Cependant, l’ajout du « se » dans « s’infinir », bien plus qu’un pronom réfléchi, devient un opérateur de subjectivation. Le pronominal « se » indique que le sujet agit sur lui-même de l’intérieur. Ce n’est pas un « je » qui décide de s’infinir, mais plutôt un mouvement intérieur, presque/parfois involontaire.
L’invocation des instances ancestrales, des masques, des rites et des danses mortuaires, tout le long du poème, donne à voir une forme de débordement. On constate qu’en accord avec certaines pensées spirituelles africaines (comme dans la philosophie du chi chez les Yorubas), le vivant ne se termine jamais vraiment. Il se transforme, circule, revient. La mort devient l’expression d’une trace mouvante dans la mémoire collective. La danse rituelle qu’Éric Digbé convoque,/zikè likè/ : un pas en avant, un pas en arrière, révèle une danse des vivants sur la tombe du (non-) sens de la mort. Cette danse de la résilience face au deuil a pour but d’accoucher d’une nouvelle marge, comme une soif de re-commencement.
Ce que communiquer le deuil veut dire : la langue mona comme verbe
Dans Comme d’après jours de déluge, les longs fragments de la langue mona que l’auteur y insère fonctionnent comme des balles non extraites, logées dans la chair du français hérité de la colonisation. Éric Digbé comprend que l’expression de la douleur est polluée lorsque retranscrite dans une langue qui ne sait pas faire corps avec une culture. Pleurer en français devient ainsi impossible. Voilà pourquoi, là où d’autres, tels Senghor ou Kourouma, ont choisi de sublimer les langues africaines en les francisant, Éric Digbé, lui, s’inscrit dans une dynamique néo-oraliste. Il pare son poème des champs lexicaux du mona pour en faire une sépulture vibrante. Ces fragments du mona sont autant de greffes poétiques opérées sur un corps linguistique décharné. Son poème devient alors un tissu composite : français (gâté) vs mona (vivant).
Cependant, le geste poétique d’Éric Digbé se caractérise par un refus : celui de réduire l’expression du deuil à un exercice de traduction du mona vers le français. Cette posture repose sur l’objection qui veut que toute traduction soit une trahison non seulement des siens, mais de soi. En effet, la traduction implique un renoncement tacite à la singularité de l’identité. Dès lors, le poète récuse le fait que ce soit toujours à un « nous », sociologiquement majoritaire, que revienne l’unique charge de s’adapter à un « eux », politiquement dominant. Cette remise en question d’un rapport unilatéral, permet d’esquisser chez l’auteur l’hypothèse d’un positionnement bidirectionnelle dans la prise de langue du deuil. J’appelle cela la communicatio poeisis : un échange de munitions à travers la création des verbes.
Ainsi, pour revenir à la production du sens du deuil chez l’auteur, lorsque s’opère la communicatio poeisis, il naît un lien véritable : une communauté d’âmes par la forme. Ce qui permet de postuler que pour lui, dire le deuil, c’est avant tout communiquer. C’est-à-dire, s’armer ensemble pour désarmer les forces de l’indicible dans lequel nous plonge l’expérience de la séparation. Dans la poétique digbéenne, dire la séparation permet d’engendrer un geste de création partagée dans une expérience commune, voire universelle. Dans cette logique, le verbe du deuil devient un acte poïétique, c’est-à-dire une création qui s’arrache de la perte. Cette création est à la fois un acte de présence et de connaissance politique. Car, notre devenir-Monde sur terre doit poursuivre sa course par-delà les griffures de la douleur.
Charles Gueboguo, écrivain et comparatiste
2 Commentaires
vive la poésie !
bravo
un article très technique qui valorise un jeune auteur et son art. c’est bien cela être critiqué. c’est dire à travers ce que j’ai dit ce que je n’ai pas dit. si l’on devait pisser imaginons les litres de pipi… et le déluge ? félicitations à tous ceux qui œuvrent positivement à la construction de la littérature jeune et dynamique. Après l’affaire Digbé, j’ose espérer d’autres livres jugés dignes d’intérêt…
Parce que moi je suis fatigué de sentir le pipi des arts incongrus.
Jean Aboya