Récemment, un tweet de Mukoma wa Ngugi a bouleversé le monde littéraire, révélant que son père, Ngugi Wa Thiong’o, écrivain de renom, aurait été violent envers sa mère, Nyambura, désormais décédée.
Face à ces mots, je suis restée interdite, relisant le message encore et encore, doutant de ma propre compréhension. L’admiration profonde que je nourrissais pour Ngugi, chantre des opprimés dans ses écrits, vacillait sous le poids de ces accusations. Pour ceux parmi vous qui ont été touchés par Décoloniser l’esprit, l’œuvre phare de Ngugi, vous saisirez l’ampleur du choc.
Chrystelle Ngoulou, Directrice de la rédaction d’Afrolivresque, et moi-même avons été confrontées à un dilemme éditorial : non pas sur la nécessité d’en parler, mais sur la manière de le faire. Nous avons opté pour la prudence, choisissant d’attendre l’évolution de l’affaire, guettant une éventuelle prise de parole de Ngugi.
C’est alors qu’Ainehi Edoro, fondatrice de la plateforme littéraire Brittle Paper, a publié un article qui, à mes yeux, capturait parfaitement le tumulte émotionnel provoqué par cette affaire. Sa finesse d’analyse m’a convaincue de le traduire et de le partager sur Afrolivresque, plutôt que d’ajouter ma propre voix au débat.
Tout en espérant avoir rendu justice au texte original, je tiens à préciser que, bien que traductrice occasionnelle, l’anglais n’est pas ma première langue. Je vous invite donc à faire preuve d’indulgence quant à d’éventuelles imperfections dans la traduction, et à ne pas hésiter à signaler toute erreur en commentaire.
Titre original de l’article : The Story of a Novelist’s Wife: The Mukoma, Ngugi, Nyambura Controversy and Lessons for African Literature
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Le 12 mars, l’auteur kényan Mukoma wa Ngugi a annoncé sur X (anciennement Twitter) et sur Facebook que son père, le célèbre auteur kényan Ngũgĩ wa Thiong’o, avait « abusé physiquement » de sa défunte mère, Nyambura.
My father @NgugiWaThiongo_ physically abused my late mother – he would beat her up. Some of my earliest memories are me going to visit her at my grandmother’s where she would seek refuge. But with that said it is the silencing of who she was that gets me. Ok- I have said it. pic.twitter.com/6iQ45ydI3K
— Mukoma Wa Ngugi (@MukomaWaNgugi) March 12, 2024
Cette révélation a suscité beaucoup de réactions. Au moment de la rédaction de cet article, le message sur Twitter avait été vu des millions de fois, reposté des milliers de fois et commenté près d’un millier de fois. Un tweet de l’auteur sud-africain Zakes Mda, dans lequel il salue la déclaration de Mukoma comme « la chose la plus courageuse qu’un fils d’une icône puisse faire », a également suscité beaucoup d’intérêt.
Dans les jours qui ont suivi la publication initiale, Mukoma a déclaré que des membres de sa famille et des amis l’avaient accusé de mensonge. Entre-temps, la nouvelle a été relayée par le Premium Times du Nigeria et par plusieurs médias kenyans, dont un article de Tony Mochama, écrivain kenyan, qui se moque de Mukoma pour avoir considéré les réseaux sociaux comme un « espace sûr » pour dénoncer la « masculinité toxique » de son père. Ngugi n’a pas encore publié de réponse officielle.
Le silence de la communauté littéraire africaine face à cette allégation mérite d’être souligné, la plupart des réponses publiques provenant du public kenyan en dehors des milieux littéraires. Bien que les commentaires de personnalités telles que Njambi McGrath, Maneo Mohale, Siphiwo Mahala, Donald Molosi, Niq Mhlongo, Stella Nyanzi et Iquo D’Abasi figurent sous les posts Twitter et Facebook initiaux, et que Zakes Mda ait exprimé son soutien, la réaction publique globale des écrivains et universitaires africains a été plus discrète que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Cela peut s’expliquer de plusieurs manières.
Tout d’abord, il peut y avoir un sentiment de lassitude à l’égard des polémiques ; les réseaux sociaux sont saturés de controverses, ce qui fait que les gens sont las de participer à une nouvelle polémique ou craignent d’être d’être critiqués pour avoir critiqué quelqu’un.
Par ailleurs, le caractère très intime de l’allégation — un fils qui accuse son père — peut donner le sentiment à l’observateur qu’il s’est immiscé par inadvertance dans une affaire familiale privée, assistant à quelque chose de dérangeant qu’il n’est pas supposé voir.
La raison pour laquelle nous nous penchons sur cette affaire chez Brittle Paper n’est pas de juger les accusations de Mukoma à l’encontre de Ngugi ou de disséquer l’opinion publique. Notre objectif est de documenter le milieu littéraire africain, y compris les histoires qui suscitent un malaise et qui sont complexes. Les déclarations de Mukoma au sujet de son père sont importantes, non pas en raison de leur potentiel de sensationnalisme, mais pour ce qu’elles révèlent des dynamiques qui façonnent la communauté littéraire africaine.
En travaillant sur cette histoire, j’ai dû me soumettre à un exercice d’équilibre éthique entre l’intérêt du public et le risque d’exacerber la douleur personnelle, d’autant plus qu’il ne s’agit encore que d’allégations et que Ngugi n’y a pas encore répondu. Une grande partie de cet article repose sur ce que Mukoma wa Ngugi a partagé avec moi via WhatsApp et au téléphone, vu que ni Ngugi ni les membres de la famille proche que j’ai contactés ne m’ont répondu.
J’ai aussi eu des conversations privées avec d’autres personnes de la communauté et, bien que je ne puisse pas publier tout ce qu’elles ont dit, cela m’a aidé à prendre un peu de recul. Ce texte est donc publié en ayant conscience de ses limites et dans la perspective d’une mise à jour au fur et à mesure de la publication de nouvelles informations.
Pour commencer, je voudrais souligner que les allégations selon lesquelles Ngugi battait sa femme contrastent fortement avec son image d’activiste qui a bâti une audience mondiale pendant des décennies en s’adressant aux puissants au nom des opprimés. La renommée de Ngũgĩ en tant que sommité de la littérature africaine est indéniable. Ses écrits dénoncent avec courage le colonialisme, la dictature et la corruption. Son plaidoyer en faveur des langues et de la littérature africaines est inégalé et lui a valu une reconnaissance mondiale et multiples récompenses. Il n’est guère surprenant que l’accusation de Mukoma ait suscité un débat houleux et ait été source de discorde.
D’un côté, Mona Eltahawy, qui a beaucoup écrit sur la violence entre partenaires intimes, traite la déclaration de Mukoma avec la même gravité qu’une histoire #metoo. Dans un message qu’elle nous a adressé, elle déclare : « Je salue Mukoma pour sa prise de parole. Très souvent, les femmes implorent les hommes de les croire et de s’exprimer. Le fait qu’il s’agisse d’un fils qui dénonce le comportement abusif de son père est très important.”.
D’autre part, l’allégation contre son père a été accueillie avec scepticisme et carrément niée par certains, comme le montre l’ensemble des réponses à son premier tweet. D’autres l’ont critiqué pour avoir rendu publique une affaire familiale privée et se sont inquiétés de l’impact potentiel d’une telle allégation sur l’héritage de son père. Nombreux sont ceux qui considèrent sa déclaration comme un acte inapproprié, qui revient à étaler son linge sale. Il a également été accusé de tous les maux, depuis la complaisance envers le féminisme occidental jusqu’aux accusations d’immaturité, de manque d’africanité et d’exploitation de la situation de son père à des fins personnelles.
Ce drame révèle des facettes complexes, notamment en ce qui concerne la question de la vie privée. L’année dernière, le journaliste kényan Carey Baraka avait publié un portrait intime de Ngũgĩ, décrivant sa santé fragile et sa vie dans la solitude, ce qui a conduit Mukoma à défendre son père. Bien que Ngũgĩ ait publiquement approuvé l’article de Baraka, Mukoma l’a critiqué pour les détails exagérés et contraires à l’éthique. Il s’est demandé si certains détails étaient nécessaires pour raconter l’histoire, qualifiant tout ce qui était superflu d' »excès de commérages ». Aujourd’hui, alors que Mukoma révèle des détails intimes sur le mariage de ses parents, la situation s’est inversée et beaucoup l’accusent d’en faire autant. Les gens se posent également la question de savoir pourquoi maintenant ?
Au cours de nos conversations, Mukoma wa Ngugi m’a expliqué que sa décision de témoigner n’était pas impulsive, mais qu’elle s’inscrivait dans le cadre d’une démarche sur le long terme visant à remédier à ce qu’il considérait comme une injustice à l’égard de la mémoire de sa mère. « Ce n’est pas une question de ‘pourquoi maintenant’. J’ai un tweet épinglé depuis 2022. Il s’agit d’une très longue réflexion, et non d’une révélation soudaine ».
It hurts to see my late mother, Nyambura (my daughter is named after her) being systemically erased from the @NgugiWaThiongo_ story. We literally (of course) and figuratively would not be here if it was not for her keeping us glued together through the political persecutions. pic.twitter.com/w7aK8fu3oB
— Mukoma Wa Ngugi (@MukomaWaNgugi) November 28, 2022
Dans le tweet auquel il fait référence, il écrit : « Cela fait mal de voir ma défunte mère, Nyambura (ma fille porte son nom), être systématiquement effacée de l’histoire de @NgugiWaThiongo_. Nous ne serions pas là, au sens propre (bien sûr) et au sens figuré, si elle ne nous avait pas maintenus ensemble à travers les persécutions politiques. »
Ces allégations contre son père semblent faire partie d’un long parcours à la recherche de sa mère, qui a vécu une vie très difficile, et dont l’expérience en tant que parent et épouse à l’époque de la lutte anticoloniale a fait des ravages qui, pour Mukoma, n’ont pas été suffisamment abordés.
La relation entre Ngugi et Nyambura remonte aux débuts de sa carrière littéraire. Dans ses mémoires de 2016, Birth of a Dream Weaver, Ngugi évoque leur relation. Ils se connaissaient depuis l’enfance, ayant grandi dans le même quartier et fréquenté les mêmes écoles. Alors que la scolarité de Nyambura s’est achevée prématurément, il est entré à l’université de Makerere; ce qui illustre peut-être la façon dont les hommes ont bénéficié du patriarcat colonial tandis que les femmes ont été systématiquement privées d’opportunités similaires. « Mais”, écrit Ngugi, “plus nos chemins se séparaient, plus nos cœurs se rapprochaient l’un de l’autre, et lorsque je suis allé à Makerere en 1959, nous avions noué une sorte de pacte avec nos âmes dont nous avions toujours su qu’il se concrétiserait”.
Les mémoires concernent les débuts de la carrière littéraire de Ngugi et il est donc logique qu’ils n’abordent pas les problèmes de leur relation. Mais si l’on s’en tient aux mémoires, Ngugi et Mukoma se souviennent différemment de Nyambura. Nyambura, qui est une muse, une âme sœur dans la mémoire de Ngugi, devient dans l’histoire de Mukoma une épouse négligée et maltraitée. Dans un message sur whatsapp, Mukoma évoque ce souvenir douloureux : « Un voisin a demandé à un moment donné pourquoi nous l’avions enterrée comme un chien parce que sa tombe était envahie par la végétation. En langue Gikuyu, on ne peut pas vous poser une question plus grave. Sa tombe est beaucoup mieux maintenant, mais c’est une question qu’aucune famille ne devrait avoir à se poser ».
Pour Mukoma, il s’agit d’une question très personnelle, enracinée dans les expériences vécues par sa famille sous le régime Moi au Kenya. Mukoma se souvient que sa mère protégeait son père : « Nous avons vécu les horreurs de la dictature avec un père en exil et une mère accablée, avec six enfants, qui faisait de son mieux. Tous ceux qui ont connu la dictature savent que je ne raconte pas toute l’histoire. Il y a eu des jours où nous n’avions pas assez à manger ni suffisamment d’argent pour payer les frais de scolarité (oui, j’ai été renvoyée à la maison à de nombreuses reprises pour cette raison). Mais malgré tout cela, elle a convoqué une réunion de famille et a dit, au moment de sa mort, qu’elle ne voudrait jamais que nous reniions notre père juste pour obtenir un répit de la dictature — comme l’avaient fait d’autres familles ».
Dans cette relation complexe de dévouement, de politique et de survie à une époque marquée par la violence postcoloniale, Mukoma wa Ngugi souhaite mettre l’accent sur le courage de sa mère plutôt que sur son statut de victime.
Elle a été tour à tour enseignante, agricultrice, propriétaire d’une petite entreprise. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour nous maintenir à l’école, nous nourrir… Elle était très protectrice à l’égard de mon père et de nous, ses enfants.
Cette controverse nous rappelle ce que nous oublions lorsque nous présentons le XXe siècle comme une période de succès politiques héroïques remportés par des écrivains africains téméraires, pour la plupart des hommes. Ce qui est absent de cette histoire, ce sont les enfants traumatisés et les épouses négligées, les foyers ravagés par le double pouvoir du patriarcat et de la violence coloniale.
Les accusations de Mukoma contre son père d’avoir maltraité sa mère, bien que très personnelles, mettent en lumière une question de fond plus large. Elles nous rappellent que nous ne racontons pas toute l’histoire lorsque nous négligeons la façon dont la littérature africaine, comme la plupart des autres littératures, a été forgée au cœur du pouvoir patriarcal. Le message de soutien de Mda à Mukoma suggère qu’il s’agit d’un problème fondamentalement structurel, faisant référence aux mauvais traitements infligés par son propre père à sa mère, et aux mauvais traitements présumés de Nelson Mandela à l’égard de son épouse.
I am greatly moved by your tweet, son (I can call you that; you’re two years younger than my oldest son). This is the bravest thing any son of an icon can do. Ignore those who are denouncing you. What is more important is your truth and your healing. Many of us need such… https://t.co/sXTgpxFUNJ
— Zakes Mda (@ZakesMda) March 13, 2024
Les mythologies que nous tissons autour de nos héros sont entachées de profondes lacunes dans la mesure où elles gomment la complicité intersectionnelle avec d’autres types d’oppression. Les accusations de Mukoma sur le comportement de Ngugi envers Nyambura nous poussent à penser aux histoires cachées derrière les grands récits de notre histoire.
Les revendications de Mukoma wa Ngugi ne sont pas seulement personnelles, elles sont aussi très politiques, attirant l’attention sur le travail invisible, les sacrifices, la souffrance, l’abus de pouvoir et d’autres facteurs qui façonnent les espaces que nous chérissons et considérons comme sacrés.
Nous avons toujours raconté l’histoire de la littérature africaine avec des personnes comme Ngugi comme protagonistes. Le scandale au cœur des allégations de Mukoma est que ce type d’histoires héroïques est fortement revisité. Il existe aussi une autre histoire, celle des femmes qui ont été abandonnées pour élever les enfants et s’occuper du foyer pendant que nos auteurs masculins bien-aimés se lançaient dans la carrière de toute une vie. Les personnes qui affirment que l’histoire de Nyambura et le traitement qu’elle a subi sont une affaire privée, alors que l’activisme et le succès littéraire de Ngugi sont l’histoire publique, sont complices d’une culture de l’effacement qui est très répandue. Ngugi n’est pas le seul concerné. Pensez à tous les hommes dont les histoires sont devenues une référence en matière de littérature africaine.
Pensez maintenant à toutes les femmes, les mères, toutes les sœurs, tous les enfants qui se sont sacrifiés pour permettre à ces hommes de profiter des institutions coloniales conçues pour les hommes. Pour chaque auteur masculin baptisé « père de la littérature africaine », il y a une communauté de véritables mères qui ont sacrifié tant de choses pour leur permettre d’être sous les feux de la rampe. Nous n’entendons jamais leurs histoires. La question que je me pose dans le post de Mukoma est la suivante : à quoi ressemblerait l’histoire de la littérature africaine si Nyambura et ses avatars en étaient les protagonistes ?
Que signifie pour la Culture le fait que quelqu’un qui a bâti sa vie sur la lutte pour les opprimés ait pu abuser d’autres personnes ? Sisonke Msimang a mis en garde contre les pièges que représente le fait de centrer la culture sur des personnages qui deviennent si grands que nous projetons nos idéaux sur eux. Nous en faisons des symboles de nos sociétés, nous leur demandons de nous représenter et nous leur donnons plus de pouvoir qu’ils n’en ont dans leur fragilité humaine. Nos héros ne seront jamais à la hauteur.
Comme le note Carey Baraka dans un e-mail, « nous aimons penser que nos héros sont infaillibles, même s’ils sont tous capables de faire des choses terribles aux gens qui les entourent… Ngugi a été un écrivain important, mais aussi, selon l’accusation de Mukoma wa Ngugi, semble avoir été terrible avec sa femme… Il y a de nombreuses versions de Ngugi, certaines merveilleuses, d’autres terribles, et maintenant, nous devons compter avec toutes ces facettes de lui ».
Cela fait écho à la remarque de Msimang selon laquelle il est important de comprendre que « tous [nos] préférés sont problématiques ». Ils le sont tous. C’est Ngugi aujourd’hui. Ce sera quelqu’un d’autre demain. Reconnaître cela ne signifie pas que nous ne les rendons pas responsables de leurs actes. Cela signifie simplement que nous devons nous interroger sur la culture du fanatisme qui nous pousse à déifier une poignée de personnes pour en faire les arbitres de notre monde culturel.