Lettres méridionales acte IV: « La Légende de l’Assassin » de Kangni Alem

par Éric Tchuitio
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Lettres méridionales acte IV: "La Légende de l’Assassin" de Kangni Alem

Au cours de mes vacances estivales, mes pérégrinations de lecteur m’ont conduit vers un pays dont, je l’avoue, ma curiosité de lecteur ne m’avait jusqu’ici jamais mené. Il est d’une évidence implacable que le pays ayant enfanté des écrivains de talent comme Théo Ananissoh, Kossi Efoui ou Sami Tchak reste à coup sûr une escale inratable dans une expédition littéraire en Afrique francophone, voire en Afrique tout court. Mais au fond, à bien y réfléchir, n’est-ce pas là exactement l’objectif que nous nous sommes assignés, découvrir et faire découvrir l’Afrique à travers ses lettres. Eh bien cap pour Lomé ou mieux pour la ville imaginaire de Ti-Brava au Togo, avec La Légende de l’Assassin.

Quand on a entre ses mains La Légende de l’Assassin, le dernier roman de Kangni Alem, on est indubitablement interpellé par la couverture. À sa vue, on est à court d’imaginations. Quelles sont les clés nous permettant de décrypter le regard à la fois fuyant et perçant du monsieur sur la page de couverture ? Cette photo de couverture prête à n’en point douter le flanc à moult conjectures.

Entre autres dans nos hypothèses, il y a la propension à céder à la tentation de l’associer à la narration des péripéties caustiques d’un escroc à la petite semaine sorti tout droit de l’antre périurbain de l’une multiples cités africaines où la survie quotidienne est le parfait alibi utilisé par tout margoulin aux abois. C’est vrai, l’évocation de l’assassinat dans le titre freinera nos ardeurs devant l’aspect chétif et valétudinaire, un tantinet sympathique, du personnage en photo. On se dirait, on y est ! Nous voilà servis d’un exercice littéraire qui consisterait à démêler les écheveaux des aspérités de l’intrigue, véritable polar à la sauce tropicale.

Nous n’en sommes pas trop éloignés, le roman s’orientant par moments vers le genre policier. Je ne pourrais bien entendu pas me dédouaner de l’exercice, ô combien fastidieux eu égard au style unique de Kangni Alem, de faire un résumé de ce livre.

Une plume d’une beauté envoûtante

Mais avant, j’aimerais dire quelques mots sur la plume de Kangni Alem. C’est en effet un style d’une profondeur et d’une beauté envoûtant. On pourrait facilement faire le reproche à Kangni Alem de nous asséner avec une syntaxe paraissant confuse caractérisée par le recours à des formules empathiques. De grâce, ne vous laissez pas dissuader par cette spécificité syntaxique obéissant à la plume traditionnelle de l’auteur.

En vous arrêtant en cours de chemin, vous auriez loupé l’occasion de vous embarquer dans les méandres d’une intrigue surfant sur plusieurs thèmes : la justice et son application, le rapport qu’entretiennent les populations dans les sociétés africaines avec cette justice, mais surtout la mise en exergue d’une relation somme toute nouvelle dans nos sociétés africaines, mais perceptible de manière recrudescente et exponentielle dans la majorité d’entre elles, il s’agit de la frontière devenue très mince entre le politique et le religieux. Et cette intrigue alors, parlons-en.

On se trouve encore empêtré dans la syntaxe difficilement cernable que déjà, il faut se retrouver dans dès le début du livre dans l’embrouillamini de l’anthroponymie des personnages, en l’occurrence le nom du personnage central, cité ici par les initiales K.A. qu’on pourrait associer au nom de l’auteur Kangni Alem.

Je m’appelle Apollinaire, j’ai soixante-dix ans, un diabète, du cholestérol et je fais de l’hypertension. Ce tableau clinique généreux pourrait surprendre, si je ne m’empressais d’ajouter qu’il ne m’empêche pas aussi de m’offrir, de temps à autre, quelques plaisirs, ceux- là même qu’un vieillard sous les tropiques ne se refuse pas, même avec un risque d’AVC suspendu au-dessus de sa tête.

Dès l’entame de La Légende de l’Assassin, le décor est planté, le narrateur en la personne d’Apollinaire, s’exprimant ici à la première personne du singulier, est un avocat, à la santé fragile qui à l’approche de sa retraite décide de ressasser le souvenir des affaires qui ont fait le succès de sa carrière et de passer au crible celles pour lesquelles il n’a pas eu gain de cause. L’homme à la santé chancelante retrace, par le même coup, le parcours de sa vie tant sur le plan familial que sur le plan professionnel.

Éminent avocat, ce professionnel du droit a cumulé au fil de sa distinguée carrière un impressionnant palmarès de succès judiciaires. Cependant, une affaire se démarque, remontant aux prémices de son parcours. Trente-quatre ans plus tard, fort de l’expérience et de la sagesse acquises, il est désormais convaincu de l’existence d’incohérences significatives liées à ce dossier. Ces réflexions ont ravivé des zones d’ombre longtemps oubliées, motivant cet avocat chevronné à résoudre ces mystères restés jusqu’alors inexplorés.

La narration s’appuie sur un double plan temporel avec en commun un seul et même espace, TiBrava. L’avocat Apollinaire est confronté aux questionnements de ses souvenirs en 2012, le 21 avril, et l’affaire, ainsi que les faits faisant l’objet de ses questionnements, remontant à 1978. En cette année-là, en effet, le jeune Apollinaire est un jeune avocat qui embrasse à peine cette profession après de brillantes études de Droit. Il sera choisi comme avocat commis d’office pour défendre K.A., Koffi Adjata.

La fiction se rapproche de la réalité dans La Légende de l’Assassin

Il convient ici, de prime abord, de mentionner que pour ce qui est de cette affaire, la fiction se rapproche de la réalité, car les archives judiciaires togolaises nous informent en effet qu’en 1969, une des figures les plus en vue aujourd’hui du paysage politique togolais, Me Yaovi Agboyibo, connu surtout pour s’être vivement et courageusement opposé à Gnassingbé Eyadema l’ex-président dictateur, à cet avocat, disais-je avait été confiée une affaire au moment de son entrée au Barreau en 1969 : il devait défendre en sa qualité d’avocat commis d’office dans le dossier Adjata Koffi, un individu dont l’équilibre mental était sujet à caution, qui sera condamné à la peine capitale par un tribunal spécial dit Tribunal des crimes flagrants de sang. Le lendemain de la condamnation, Me Agboyibo est en train de rédiger son acte d’introduction de recours en grâce quand il apprend à midi à la radio que son client a été exécuté la veille à la suite du rejet de son recours en grâce qu’il aurait dûment introduit.

Voilà succinctement ce que la conscience collective togolaise a connu de cette scabreuse affaire, sa fictionnalisation est tout autant digne d’intérêt. Dans le roman, K.A. est accusé d’avoir tué dans le but d’obtenir le crâne dont il avait urgemment besoin pour l’enterrer exactement à l’endroit où il érigera le temple dont il se prétendait le prophète. Devant la célérité du bouclage du procès, l’avocat Apollinaire, en tentant de démêler les écheveaux de cette scabreuse affaire, nous promènent dans l’univers magico religieux des personnages qui ont gravité autour de Koffi Adjata. On y retrouve Joseph Bannerman occupant des hautes fonctions dans l’appareil de l’Etat, qui connait Apollinaire depuis l’université et dont l’épouse Rose n’a jamais laissé Apollinaire indifférent. Une autre figure capte notre attention, c’est celle du révérend Gail Hightower, pasteur évangélique rendu célèbre par des prêches dans les émissions à la télévision.

En essayant de comprendre ce qui lui a échappé à l’époque des faits, une époque où, il faut le rappeler, l’intrusion du politique dans le judiciaire ne permettait pas toujours la mise sur pied des saines conditions d’une instruction et d’un procès sereins, Apollinaire fera le procès de sa société, il rentrera dans la psychologie de ses habitants, en prise à des mythes et à des croyances rendant perméables toutes sortes de rumeurs et de discours absurdes, il présentera l’impact de la tradition, la force coercitive de la rumeur, l’impuissance des victimes livrées à l’irrédentisme des discours religieux. Apollinaire, à la quête de la vérité, essaie de trouver des explications au crime, de comprendre les raisons de l’acte criminel, de situer les responsabilités proches ou éloignées.

À la fin du roman La Légende de l’Assassin, devant la complexité du crime, le lecteur se retrouve lui-même au centre de multiples questionnements devant meubler son intime conviction sur l’acte posé, le lecteur se retrouve embarqué son corps défendant dans un réquisitoire où seront incriminés beaucoup plus d’acteurs qu’on ne le croyait. Ce curieux sentiment de perplexité, d’inachevé, de nécessité impérieuse d’un prolongement de la réflexion ont achevé de me convaincre de la beauté de ce roman.

Je vous souhaite une agréable lecture !

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