Osvalde Lewat : Les Aquatiques – Un très grand roman francophone contemporain

par Charles Gueboguo
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Osvalde Lewat

Exposition du roman d’Osvalde Lewat

Vingt-ans après. Une histoire de Nègre ré-enterrement. C’est la seconde inhumation de Madeleine Lapteu, la mère de Katmé, l’héroïne du récit de la primo-romancière Osvalde Lewat.

Nous sommes au Zambuena, une « démocratie de cocotiers », quelque part en Afrique, où les mises en terre peuvent se transformer en affaire d’État, quand on a la capacité d’y déceler « un signe », déclare Tashun Abbia, son préfet de mari. Opportuniste avisé, il fera de ce nouvel ensevelissement de sa belle-mère une célébration. « Un enterrement statement », sous l’approbation de Tonton Ambroise, mentor du préfet qui veut devenir gouverneur de la capitale. D’ailleurs Djama, la puissante Secrétaire du Caz (Club très fermé des Amies du Zambuena) et exubérante épouse de Tonton Ambroise, ne comprend pas pourquoi Katmé ne veut pas voir, en cette seconde cérémonie funèbre, une aubaine tendue à l’ambition politique de son mari.

Ne pas saisir un tel privilège, c’est faire le choix d’un « hara-kiri social et conjugal ». Or Katmé Abbia aime la vie. « Madame Préfète » a du mépris pour ceux qui n’ont pas la bonne idée de vivre longtemps, comme Madeleine, sa défunte mère « partie comme une voleuse à trente-neuf ans. » N’eût été Mama Récia, la sœur aînée de Madeleine Lapteu, l’héroïne et sa petite sœur, Sennke, n’auraient pas échappé au destin de mendiantes auxquelles cette mort prématurée de leur génitrice les vouait. Et ce, bien qu’étant filles d’Innocent Patong, leur « queue baladeuse » de père, qui faisait partie de la première bourgeoisie compradores post- indépendances.

C’est à partir de ce point d’ancrage que l’auteure va, avec précision, faire balader le lecteur dans les profondeurs de l’intimité de la protagoniste en quête d’elle-même. Tout cela, en parallèle avec une lecture subtile des profondeurs des réalités socio-politiques du Zambuena. Ainsi, le récit passera par le biais d’une description pointue de la relation chevillée que Katmé entretient avec l’artiste, « cerveau coloré et vivace », Samuel Pankeu : son frère d’une autre mère, son aéroport. Lui aussi est aux prises avec ses luttes internes (son identité sexuelle) et externes (sa soif de dénoncer les exactions de la gent dirigeante, meute assoiffée de pouvoir, mais dont il ne dédaigne pour autant pas les financements pour son exposition dans la galerie que tient Keuma). 

L’exhibition que prépare Samy va enfin révéler son talent au grand jour. Elle est financée par Katmé, avec l’argent de son mari Tashun qui goûte peu, par ailleurs, cette amitié entre ces deux : «Ton ami ? C’est un caillou perpétuel dans ma chaussure !» Et pour cause, l’ami presque frère est un frein, non pas entre lui et sa partenaire maritale, mais entre lui et ses ambitions politiques.  Le nom de l’exposition, Les Aquatiques, est une série de tableaux photographiques représentant le chaos permanent d’un quartier populaire éponyme, à la périphérie de la Cité des Enseignants.

Les Aquatiques, un ethos de style foisonnant de littéralité

Les Aquatiques - couv - roman Osvalde Lewat

Ce qui fait l’originalité du roman Les Aquatiques, ce n’est pas le fait qu’il permet de poser des questions existentielles sur des thématiques sociales actuelles, mais c’est le fait qu’il propose de les poser à partir d’un ethos de style foisonnant de littéralité. J’appelle ethos de style, en rapport avec le mouvement d’écriture, un système de valeurs implicites incorporées depuis l’enfance. À partir de celui-ci, l’agent-écrivant projette, dans une unité stylistique et cohérente, des pistes de réponses à des problématiques différentes. 

Pour ce faire, Osvalde Lewat ouvre la narration à partir d’une perspective autodiégétique, qui fait entrer le lecteur dans le champ du récit par le point de vue interne de Katmé, l’héroïne. Subjective donc, cette approche donne à explorer le début de ses luttes intimes. À travers son rythme, tantôt lent (descriptif) ou accéléré (phrases courtes), il en ressort que le combat ou la quête du personnage principal n’est pas politique. À travers un registre lyrique dominant dans la première partie du roman, il peut être établi que la lutte  de Katmé c’est contre la mort et tous les départs sans classe. Cette lutte, c’est pour la vie, pour les vivants, d’où sa propension à une forme de philanthropisme effréné que lui reproche Samy avec boutade. 

[bctt tweet= »La posture complexifiée qu’offre Osvalde Lewat dans ce brillant récit se propage systématiquement autour de l’intrigue principale » username= »Afrolivresque »]

Par la suite, le propos de l’auteure converge vers une perspective hétérodiégétique, dans le but de permettre au lecteur de s’élargir de la perspective subjective de l’héroïne, pour la poser en miroir avec celle des autres personnages. La narration externe ici donne à explorer, sans jamais juger, la part de vérité de toutes les parties. Le lecteur est dès lors subtilement exposé à ces lectures des réalités dépeintes à travers une posture multiplex, c’est-à-dire, diversifiée en fonction des personnages qui interviennent, et complexifiée au regard des croisements des interactions décuplées de ces derniers.

L’auteur par cette approche donne à produire une mosaïque des pensées, sans céder à la tentation pédante de se déployer en une démonstration de théories littéraires, dans un genre romanesque qui ne s’y prête guère. La posture multiplex qu’offre Osvalde Lewat dans ce brillant récit se propage systématiquement autour de l’intrigue principale, qui elle, ne cesse de progresser par péripéties interposées, avec des résolutions à rebondissements : c’est la formule connue, et très réussie chez Osvalde Lewat, quand on veut écrire des pages romanesques addictives de bout en bout. 

Enfin, la troisième partie est la même approche homodiégétique de départ, pour clore le cycle de ce roman d’apprentissage, ou Bildungsroman. Il se referme sur une note d’espoir, comme en témoigne l’excipit : « Je courus déverrouiller la porte. ». Il y a une porte à déverrouiller. Un espoir pour un nouveau lendemain. Une porte qui s’ouvrira à l’horizon d’un devenir ensoleillé, même dans ce quartier des Aquatiques qui est un « conglomérat de taudis insalubres » d’après la bourgeoisie locale. C’est une note d’espoir. Une porte au dialogue, vers un nouveau commencement à venir, une nouvelle voie de sortie pour faire éclore les champs des possibles dans les possibles.

Le fétichisme du paraître : une lecture frontale d’Osvalde Lewat

La force du roman Les Aquatiques réside en ceci que tout l’ethos de style lewatien est frontal, c’est-à-dire que les problématiques auxquelles les personnages du récit sont confrontés sont disséquées sans leurres narratifs, et sans apriorismes fallacieux. En effet, la question de l’homosexualité de Samy est, par exemple, abordée en « Je », c’est-à-dire de front, sans esquive, dans un contexte intérieur culturel, politique et religieux homophobe. Son outing par une presse à sensation est démontré sans bifurcation, permettant d’explorer la réalité glauque du meurtre social et physique. Il devient loisible pour le lecteur de réfléchir aussi sur la question de la responsabilité par rapport à un meurtre à caractère homophobe commis par des enfants, avec la complicité des adultes-éducateurs dans un contexte social nocif.

En posant cette problématique dans une perspective frontale et multiplex, Osvalde Lewat donne à voir que dans un espace social entendu comme une sphère d’accumulation de richesses et de pouvoir, l’agent culturalisé peut devenir une victime de la « génitalité » d’un système régulateur. Il est la propriété d’une communauté performative ou d’imposition, dans ce sens qu’il renvoie au caractère dramatique et contingent de la construction de la signification, en rapport à un normal et dans un style d’acte socialement significatif. Voilà pourquoi il est sommé à Katmé ou à Samy d’opérer une série de choix moraux : quitter un mari abusif pour maintenir l’illusion d’un foyer conjugal heureux ou poursuivre son appel de devenir, même si cela demande le sacrifice de ses enfants ; ou faire son coming out dans une société asphyxiante parce que le protagoniste est exténué de vivre au rabais.

Le choix moral n’a pas un caractère éthique, et n’a pas besoin d’être un choix cornélien, Osvalde Lewat le comprend. Par choix moral, dans une approche analytico-littéraire, il s’agit pour les personnages de faire face à des possibilités de choisir entre des (im)possibles où chaque choix va entraîner une série de conséquences nécessairement désastreuses, ce qui aura pour but ultime de faire progresser l’intrigue. 

Ce qu’on retient encore du roman, c’est que socialement, au Zambuena, toutes les différences sont réprimées, tandis que l’homogénéité est louée. Or ce style d’acte performatif, qui impose de parodier le normal, c’est-à-dire l’hétérojouissance obligatoire et hégémonique, est une imitation, sans original. Une imitation ratée que personne en réalité ne pourrait incarner : elle repose sur les illusions optiques de miroir. Il faut se mirer pour se conformer à un original lui-même inexistant. L’on tombe dans le fétichisme du paraître. 

Il y a perte du sens de ce qui serait normal, quand il se révèle être à son tour qu’une copie, une imitation. Pour qu’une telle uniformité illusoire soit réalisée, puisqu’il n’y a pas d’original à mimer, les tactiques de violences sont déployées, incluant l’imposition des hiérarchies. Tonton Ambroise a un ascendant certain sur Tashun qui mime ses faits et gestes. Tashun promet de « fracasser » Katmé si elle le plante à la cérémonie d’ouverture de sa campagne politique, juste au lendemain du ré-enterrement de sa belle-mère. Le corps et la sexualité de Samy sont sous le contrôle de l’État à travers une législation liberticide. Djama exerce une violence psychologique sur sa suivante, et essaie d’étendre cette mainmise sur le personnage principal, etc.

En plus de l’utilisation des hiérarchies, il y aura aussi les répressions de tous les sens, un mouvement forcé vers le centre, et la ségrégation et la fragmentation des gens et des corps. C’est dire qu’il y a une violence inhérente à l’abstraction de cette uniformité illusoire. La violence devient nécessaire pour le maintien du contrôle dont les hommes (Tashun, Tonton Ambroise), les pairs (Djama essayant de ployer Katmé sous le joug de servitude vis-à-vis de Tashun), et les enfants mâles deviennent des caisses de résonance.

[bctt tweet= »Le deuil n’étant plus ce qu’il était, Oswalde Lewat nous donne, à travers une lecture informée d’une société qui aime ses morts plus que les vivants, à réfléchir sur comment il semble être devenu convenable ou non, socialement voire psychologiquement, de pleurer un parent, un ami ou une relation conjugale avortée. » username= »Afrolivresque »]

En plus de l’homosexualité, il y a toute la problématique du deuil qui est déroulée par l’auteure comme prétexte narratif. Le deuil n’étant plus ce qu’il était, Oswalde Lewat nous donne, à travers une lecture informée d’une société qui aime ses morts plus que les vivants, à réfléchir sur comment il semble être devenu convenable ou non, socialement voire psychologiquement, de pleurer un parent, un ami ou une relation conjugale avortée.

Osvalde  Lewat permet de postuler que l’emprise assignataire du Phallus, en même temps système de domination et instrument de domination, au travers de la performativité (entendue comme assignation normative, d’un type d’actes homologués, dans le sens grec du terme homologein : dire le même. D’où son caractère violent. Ici, la violence est la traduction d’un vouloir aveugle à tout ramener à un même) n’exclut pas la possibilité de déviations des trajectoires normatives. C’est pourquoi Katmé pendant plusieurs décennies choisira de ne pas verser une larme après la mort des personnes qui lui sont très proches comme sa mère. Le deuil qu’elle fera sur Samy va lui donner la possibilité d’une rupture critique avec l’hétérodoxie : ce sera le divorce d’avec le mari ascendant, égocentrique et opportuniste. Ce qui sera sa prise de conscience de son devenir-femme, c’est-à-dire de son entrée dans la liberté d’être une humaine non assujettie, à travers une posture discursive contre l’orthodoxie qui a toujours été une pensée droite, et de droite avec pour visée la restauration de l’équivalence de l’assentiment silencieux de la doxa, ou des groupes sociaux auxquels on adhère. 

De la mort et la politique

Pour ce qui est du questionnement de l’ambition politique, il s’agit pour l’auteure de donner à évaluer comment la mort peut servir de capitalisation politique. Le pragmatisme de Tashun, l’imperium psychologique de son mentor, Tonton Ambroise et de sa femme Djama (qui a compris que l’enjeu c’est de tirer son parti dans ce jeu, ce qu’elle tente d’inculquer à Katmé), ce pragmatisme-là et dans ce contexte-là est une lecture enrichissante des pratiques politiques qui ont toujours cours dans plusieurs sociétés africaines postcoloniales. 

Ces différentes formes de trafics d’influence, qui, sans être nouvelles, sont présentées par l’auteure avec une délicatesse et un équilibre à fleur de plume. Sur cette problématique, comme d’ailleurs sur les autres, Osvalde Lewat ne prescrit jamais, mais ouvre la voie aux spéculations. Or la spéculation reste le degré le plus élevé de l’abstraction. La force de l’écriture lewatienne réside donc dans le fait de pouvoir subtilement mener le lectorat vers cette capacité discursive. 

Un très grand roman francophone contemporain qu’il sera difficile d’égaler

Les Aquatiques possède toutes les caractéristiques d’un très grand roman. Il est de l’acabit des œuvres littéraires qui font école, et ce, par la justesse de son verbe, qui est au service des scènes diversifiées à partir d’une intrigue centrale graduellement tenue, et par la connexion des jeux et des enjeux accumulés auxquels les personnages sont confrontés. L’art narratif lewatien reste aussi captivant à travers la constance de son ethos de style qui met en exergue l’humanité de tous les personnages, quand bien même ils sont caricaturaux. Qui plus est, Lewat a l’élégance de ne pas assigner à la performativité. Il est laissé aux lecteurs le choix de prendre parti ou non. Soulagé, le lecteur est, de constater que les voix de la narration ne se confondent plus avec quelque essai ou posture philosophante de l’écrivain. Nul doute que Dame Osvalde Lewat sait ce qu’écrire veut dire. Elle a su déployer dans ce roman un talent, sans fioritures, qu’il sera difficile d’égaler. 

En effet, tout dans ce roman est de haut vol, haute signature linguistique, accès à une possibilité réflexive qui redonne à cette littérature francophone contemporaine ses lettres de noblesse. La technique d’écriture est osée (auto et hétérodiégétique pour se refermer dans la première approche homodiégétique). Comme dans un orchestre, chaque personnage chante dans une voix. Et toutes les notes, même au sein d’un même sous chœur, restent singulières. Chaque fois que Djemba entre en scène, les accents linguistiques des effluves de son parfum sont annoncés avec gracilité comme une mise en bouche. Idem quand Tashun va être annoncé, l’auteur distille des notes au goût boisé de son opportunisme chevillé. Que dire de Samy dont le penchant latiniste, hérité d’une mère enseignante, sert de héraut dans les ondes de la narration. 

[bctt tweet= »Le lecteur reste happé, jamais sans suffoquer, par cette diversité stylistique foisonnante dans la narration. » username= »Afrolivresque »]

A chaque fois, le lecteur reste happé, jamais sans suffoquer, par cette diversité stylistique foisonnante dans la narration. Et la signature tenue de cette écriture lewatienne, bien que variée, reste son ethos de style frontal. Ce qui rend la chose Les Aquatiques d’une riche complexité, et d’une profondeur que seul un génie créateur de l’envergure d’Osvalde Lewat aura été en mesure de produire. Tout cela, dans une simplicité sans égal. Or, c’est connu, il est bien plus facile d’écrire avec affèterie que d’écrire de manière simple, et ce, sans tomber dans une écriture simpliste. C’est ce qui fait des Aquatiques un ouvrage d’école, et une source certaine d’inspiration pour tous ceux qui veulent se lancer dans l’écriture de la fiction. 

Les Aquatiques sont in fine un véritable hommage à la littérature sans fioritures, parce qu’il foisonne de littéralité sans y circonscrire tout son enjeu littéraire. Sa technique d’écriture, maîtrisée à la perfection de l’incipit à l’excipit, est riche et variée. Tout y est au service de l’intrigue. Comme cela se doit, rien n’y est présenté de manière anecdotique, parce que même si on peut rattacher certains faits relatés à des expériences vécues ou entendues, l’auteur sait en faire des praxis de fiction.

En d’autres termes, chaque note descriptive dans le cours de la narration a sa raison d’être, en ceci qu’elle converge vers le point culminant qui est le devenir-femme de l’héroïne. Ce devenir-femme à la Deleuze, qui va aussi se transformer dans un usage élargi, au devenir-monde de toutes les catégories opprimées. Ce qui devient dès lors exaltant dans Les Aquatiques d’Osvalde Lewat se trouve à la fois dans le textuel et le non-textuel qui se donnent à l’apparaître. Dans ceux-ci sont tapis l’herméneutique de la notion de celles qu’on dit femme. On les diffame. Et pourtant jamais civilisation n’aura poursuivi autant son devenir-femme, comme catégorie des opprimées, nous propose cette brillante penseuse à la plume allègre.

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