Kidi Bebey est une éditrice, journaliste et écrivain franco-camerounaise. Elle a été pendant une douzaine d’années, rédactrice en chef des magazines panafricains d’information « Planète Jeunes » et « Planète Enfants ». Elle a produit et animé l’émission quotidienne « Reines d’Afrique » sur RFI et collaboré à France Culture. Elle publie son premier roman Mon royaume pour une guitare en août 2016 aux éditions Michel Lafon. Un roman inspiré de l’histoire de son père, le célèbre artiste-musicien camerounais Francis Bebey (1929-2001), auteur du Fils d’Agatha Moudio (Éditions Clé, 1967, grand Prix littéraire de l’Afrique noire 1968 ). Dans cet entretien, elle nous parle de la naissance de l’idée du roman, de ses motivations à l’écrire et du message qu’elle souhaite passer à travers lui.
Afrolivresque : Vous avez une longue expérience dans le journalisme et l’écriture, notamment dans la littérature jeunesse, pourquoi avoir attendu jusqu’en 2016 pour publier ce roman ?
Kidi Bebey : C’est une longue histoire. Il remontre à très longtemps le désir d’écrire sur des destins dont on n’a pas les représentations en littérature. Quand mon père est décédé il y a quinze ans, je me suis rendue compte que beaucoup de gens se sentaient proches de lui, de son parcours et de son audace, qui n’étaient pas forcément liés à sa célébrité. Certaines personnes avaient un rapport parfois difficile avec son souvenir en se rappelant les dictées à l’école qui étaient des extraits de ses livres (rires). D’autres avaient une sorte d’éblouissement au souvenir de certaines de ses chansons et le prenaient pour modèle. Au fil du temps, la figure de mon père m’est apparue comme un personnage romanesque dont beaucoup parlaient et disaient parfois des choses qui m’étaient étrangères. Je me suis aperçue que les gens se racontent des histoires à partir du passé et de ce qu’une personne peut représenter pour eux, même au sein de sa propre famille ; et je crois que c’est le cas chez tout le monde. Dans une famille, il y a toujours des mythes, des secrets, une histoire d’un oncle ou d’une tante, qui restent un peu tabous et qu’on ne nous a pas entièrement racontés. Et quand on en parle avec ses frères et sœurs, ils ont chacun leurs versions. Tout cela m’a en quelque sorte autorisée à donner aussi ma version de l’histoire de mon père.
Ce roman est-il une vraie biographie et pourquoi avoir choisi la forme du roman pour raconter la vie de votre père ?
Je ne voulais pas faire un essai, une biographie dans le sens classique du terme. Il y a des historiens qui en savent plus sur ma famille, à certains égards, que moi-même. L’un des personnages du roman, mon oncle Marcel, est un membre de la famille dont j’ai à peine entendu parler. L’universitaire Achille Mbembe par exemple, en savait plus sur lui que moi. À l’évocation du nom de mon oncle dans la famille, on sentait toujours qu’on allait bousculer des choses difficiles et tristes. J’adore les histoires et j’aime qu’on m’en raconte. Je me suis autorisée avec ce roman à mélanger le réel et la fiction, en le proposant comme pacte de lecture au lecteur potentiel. J’ai eu envie à mon tour de raconter les histoires que je me raconte sur mes parents et ma famille avec ce que je crois savoir. D’où la première phrase du roman « Il y aurait bien des manières de raconter cette histoire. »
Comment était Francis Bebey en tant que père ?
Il était un père certes sévère, mais qui était tendre et savait dire et faire ressentir son affection à ses enfants. Il avait un grand sens de l’humour qui est propre aux personnes qui travaillent sur le dépassement de soi. Son humour n’était pas de la légèreté, mais plutôt une arme pour avancer dans la vie. C’était aussi quelqu’un d’extrêmement travailleur qui cherchait quelque chose. Bref, un artiste.
Dans le roman, vous l’appelez toujours Francis. Vous ne dites jamais Papa. Pourquoi ?
Je ne suis pas entrain de lui parler dans le roman. Je l’ai transformé en un personnage dans mon récit. Je transforme la famille en personnages de mon propre film intérieur, je fais des photos, des images et je fais croire que je donne la parole.
Écrire sur les gens qu’on aime n’est pas toujours chose aisée, car on dévoile un peu leur intimité aussi. Y-a-t-il eu des moments au cours de l’écriture, où vous avez eu des difficultés à dire certaines choses ?
Il est toujours difficile d’écrire sur sa propre famille. Mais on a le droit de faire matière avec ce qu’on a autour de soi, notamment les siens. C’est légitime. Et c’est d’ailleurs le projet littéraire de beaucoup d’auteurs. Au départ, les personnages avaient d’autres noms pour créer cette distance entre l’histoire réelle de ma famille et le récit. J’ai tourné un peu autour du pot avant d’y arriver finalement. L’écriture du livre m’a pris trois ans au total. Et la famille l’a très bien accueilli.
Vous utilisez beaucoup d’éléments photographiques dans votre récit…
Quand mon père est décédé, j’ai eu envie de regarder les albums photos de la famille. Je les avais toujours feuilletés mais cela faisait un moment que je ne l’avais pas fait. Je restais toujours avec mes questionnements sur l’identité de certaines personnes sur les photos. Ce qui est intéressant avec les photos, c’est qu’elles sont comme des flashs de souvenirs que l’on croit avoir, alors qu’ils sont peut-être le fruit des histoires qui nous ont été racontées. C’est au cours de la construction du récit que j’ai eu l’idée d’utiliser des photos comme flashs de souvenirs.
Bien qu’on soit dans la fiction, vous détaillez avec précision certains faits historiques relatifs à la période pré-indépendances en Afrique. Comment avez-vous effectué vos recherches ?
Je savais par exemple que mon oncle Marcel, qui était l’aîné et modèle de mon père, avait fait la deuxième guerre mondiale. J’ai trouvé quelques informations sur lui en faisant des recherches sur internet. Il était intéressant pour moi de nourrir le récit, non pas seulement avec l’histoire d’une famille qui va créer la première génération d’Africains hors de leur territoire d’origine, mais aussi avec les coulisses historiques de l’époque. Il y a une histoire du Cameroun méconnue dans son rapport avec la colonisation, notamment l’histoire de la résistance camerounaise. Heureusement qu’il y a des historiens qui réfléchissent sur cette mémoire-là, qui peut être incarnée par des personnes méconnues du grand public comme mon oncle. On trouve des documents dans des archives. J’ai choisi une clé d’explication qui est la mienne, le parcours de mon père, pour raconter une partie de cette mémoire. J’ai voulu la mettre en arrière-plan de mon récit pour dire le poids des choses dans les parcours des personnages. C’était aussi une manière de réhabiliter tous ces gens, dire le courage de toute une génération qui a porté un joug sur les épaules et qui a réussi à se débarrasser de ce joug colonial. J’ai tenu aussi à souligner le fait qu’il y avait des bons et des méchants des deux côtés.
La complexité de l’identité d’un immigré africain en France revient très souvent dans votre texte. Où vous sentez-vous chez vous ?
Quand mes parents arrivent en France à la fin des années cinquante, le regard que posaient les Français sur eux était étrange. Pour le coup, ils étaient des minorités visibles. Cette première génération d’immigrés africains représentait tout le continent. Ces regards n’étaient pas obligatoirement du mépris ou de l’arrogance, mais pouvaient être aussi de la curiosité positive ou de l’étonnement. C’est une dimension importante dont on ne parle pas toujours. Celui qui reçoit ce regard-là aimerait se fondre dans la masse mais oublie que ça peut être juste un questionnement de l’autre, et qui peut permettre une certaine ouverture. Je me sens chez moi là où vivent les Hommes, là où je me sens bien. Et se sentir bien n’est pas uniquement lié au regard des autres ; c’est d’abord et surtout être soi-même. Que ça pose problème aux autres, c’est leur affaire.
Estimez-vous que l’héritage de votre père en tant qu’artiste a la valeur et la reconnaissance qu’il mérite aujourd’hui dans son pays d’origine le Cameroun ?
Son vrai retour au Cameroun est culturel par la valorisation de la culture de son pays et de l’Afrique sub-saharienne à travers le monde, en allant à la rencontre des autres sur la terre entière. C’est merveilleux qu’il ait pu faire connaître les sonorités de ce continent au-delà des mers. Il se méfiait de tout ce qui était politique, à cause du souvenir de son frère. Quant à la valorisation de son héritage, je ne me pose pas la question pour lui uniquement, mais pour tous ces artistes d’Afrique sub-saharienne dont les mémoires culturelles contemporaines mériteraient à être mieux conservées, approfondies et transmises. C’est dommage qu’on ait plus de choses de Francis Bebey aux États-Unis qu’au Cameroun par exemple.
Quel est le plus bel enseignement que vous tirez de la vie de votre père ?
Il disait très souvent qu’il n’allait pas laisser de biens matériels comme des maisons, une parcelle de terre etc…Nous n’étions pas une famille fortunée. Finalement les choses plus importantes que j’ai reçues de lui, c’est une posture, une manière de voir le monde, c’est un fond culturel extraordinaire. Tout ceci fait que je n’ai pas forcément d’admiration pour l’accumulation de biens. Ce qui m’intéresse c’est ce que les gens font de leurs vies en essayant de se rapprocher le plus possible de ce qui les passionne.
Vous êtes aussi auteure de littérature jeunesse. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
Merci de me poser la question et j’en suis ravie, car c’est très important pour moi d’écrire pour un public jeune. Je n’ai pas du tout de hauteur par rapport à ce public. Les gens ont malheureusement tendance à séparer le reste de la littérature de la littérature jeunesse. Je m’occupe de la collection Lucy aux éditions Cauris Livres fondées par Kadiatou Konaré, à laquelle je tiens beaucoup car c’est une collection qui traite justement des sujets sur la mémoire culturelle ou politique de l’Afrique à travers des personnages d’origines africaines.
Quel message souhaitez-vous passer avec Mon royaume pour une guitare ?
Ça vaut le coup de choisir sa route en dépit de ce qui peut se dire autour de soi, parce que nous sommes les seuls à savoir ce qui nous va. Heureusement qu’il y a la musique et les arts pour arrondir les bords coupants de la vie. Dans une époque aussi troublée que celle que nous vivons actuellement, il faut vraiment y prêter attention. Ce sont sans doute les choses qui vont nous aider à nous relier, à ne pas nous séparer en groupes ennemis et à rapprocher les Humains.