Il y a un an, quand, au Salon du livre de Paris, Mohamed Mbougar Sarr me dédicaçait son livre primé, je me disais qu’un Goncourt, on ne le lit pas comme ça, on ne l’apprivoise pas au hasard, je décidais de le lire quand j’aurais le temps, quand j’aurais les bras ouverts, les fenêtres de mon cœur disposées et les yeux fermés. Et, ce n’est que maintenant où ma situation déjà factice est devenue plus altère que j’ai pu ouvrir le livre qui révèle La Plus secrète mémoire des Hommes.
C’était, il y a un mois, le soir d’une journée remplie d’énigmes et de défis que je me proposai de le lire. Je l’ouvris et fus tout de suite frappé par le verbe, l’anatomie de mots que regorge le livre. Je fus emballé par le Labyrinthe de l’inhumain qui traverse l’œuvre et qui, de facto, la rend labyrinthe d’une histoire complexe de laquelle il semble difficile de sortir : T. C. Elimane est le « Rimbaud nègre » qui malgré le succès de son œuvre se maintient dans la nuit noire de l’incognito (fait étonnant).
Choisissant de quitter les projecteurs (peut-être pour le plagiat dont il était accusé, ou plutôt pour le mythe que suscitait son œuvre, ou même pour la période aussi rude dans laquelle se déroulent les faits[1]), décide d’admirer de loin l’impact de sa propre œuvre. Diégane Latyr Faye qui lors d’une recherche dans une bibliothèque à Paris, tombe par hasard sur un commentaire de l’œuvre décide d’aller à la recherche de son auteur. On est ainsi invité aux quatre coins du monde, d’Afrique à l’Amérique latine, traversant Paris, la capitale du livre et l’Asie. Mohamed Mbougar Sarr met sur table les grands débats qui ont toujours jalonné les théories littéraires et les réflexions philosophiques : définition de la littérature, son universalité, la place de la littérature africaine dans le monde littéraire français, l’amour, le sexe, les exactions des politiques sur leurs peuples dont il fait la comparaison Afrique-Amérique du Sud, l’identité, la mémoire, le corps, l’oubli, l’engagement et l’élitisme).
Il donne souffle aux grands esprits de l’écriture comme Borges, Gombrowicz, Senghor, Bioy, Bolaño, Mallarmé, Sábato et V. Hugo. Et, ce qui captive le plus, c’est l’approche que fait l’auteur des écrivains africains primés: « Méfiez-vous, écrivains et intellectuels africains, de certaines reconnaissances. Il arrivera bien sûr que la France bourgeoise, pour avoir bonne conscience, consacre l’un de vous […] Mais au fond, crois-moi, vous êtes et resterez des étrangers, quelle que soit la valeur de vos œuvres » (p.72).
La question de la conception et de la légitimité des écrivains africains dans la littérature française est un ancien débat que l’on retrouve dans La plus secrète Mémoire des Hommes. La critique se questionnait déjà sur le succès de Senghor et sur sa place dans la littérature française: pour certains, avait-il trahi le combat africain pour être accepté, acclamé par les Blancs, pour d’autres, seul son génie, sa maîtrise de la langue de Molière, lui avait valu son mérite et son entrée à l’Académie française.
Mohamed Mbougar Sarr refait surface avec ce débat en y convoquant dans son œuvre, la question de la colonisation ou plutôt du postcolonialisme dont Ahmadou Kourouma s’était fait écrivain fidèle. Plus de 70 ans après les indépendances, alors que l’on parle d’un réveil africain, la place de leurs écrivains est encore incertaine. Alors que ceux-ci sont reconnus à l’international et par les pairs, le poids de l’histoire nous envoie nous questionner sur la raison de leur mérite.
À propos de Mohamed Mbougar Sarr plusieurs questions se posent: il suffit juste de se balader dans les rues du village internet pour s’en rendre compte. En 2018, Le jeune auteur avait connu un scandale dans son pays pour son ouvrage De Purs Hommes, publié en France qui ouvrait la lucarne sur la situation des homosexuels au Sénégal son pays natal. Il en était traité de pro-LGBT, de vendu, de soumis aux Blancs, de perdu, d’esclave, de colonisé moderne, d’être lui-même goorjigéens, « homme-femme » en wolof.
Dans un pays où l’homosexualité est considérée comme un délit passible de cinq ans d’emprisonnement et où la religion est assez présente, les imams lui reprochaient, lui, qui avait été éduqué selon les vertus de la culture africaine, de soutenir un acte contre-nature et donc d’être destiné à l’enfer. La plus secrète Mémoire des Hommes n’a échappé non plus à la polémique : c’est confirmé, il l’est, ce livre accueilli par les Blancs en est la preuve. Plusieurs avançaient qu’il était primé pour faire accepter l’homosexualité en Afrique, d’autres avançaient qu’il syndiquait pour leurs droits. Tous ces faits, ces tremblements semblent avoir sens pour l’auteur car pour lui, une œuvre dite engagée est celle qui suscite l’émeute. C’est celle dont « la voix résonne et vous frappe comme la foudre » (p.54).
Dédié à Yambo Ouologuem, écrivain malien qui, en 1968, après avoir reçu le prix Renaudot avait été accusé de plagiat, d’avoir « pillé la littérature » et sacrifié son intérêt « au nom de l’idéal de la création (p.232), cette enquête essaie de revenir sur ce malentendu pour en apporter des éclaircis. Contrairement à ce que pensent certains lecteurs d’un hasard entre l’œuvre et l’histoire de cet auteur, nous pensons, tel Mohamed Mbougar Sarr lui-même l’a écrit à la page 307 de son ouvrage, qu’« un hasard n’est qu’un destin dont on ne voit pas l’écriture »[2].
La plus secrète Mémoire des Hommes est sans doute un chef-d’œuvre pour le suspense qu’il avait créé à sa sortie et Mohamed Mbougar Sarr son auteur, est un grand écrivain non seulement pour l’originalité de ses textes, pour son imagination fertile qui fait voyager entre passé et présent mais surtout pour l’audace dont il fait pertinemment cas. S’il y a une morale que nous nous proposons de retenir de l’œuvre, c’est celle qui dit que: « même le mal conduit toujours au bien » (p. 402).
Par Jean-Philippe Saby
[1] L’histoire a lieu au XXe siècle (à l’entrée de 1914). On sait que cette période a été ponctuée d’importants évènements : guerres mondiales, affrontements idéologiques Est-Ouest, nazisme, l’avènement des tirailleurs, le racisme, la dictature (en Amérique du Sud par exemple), la montée du nationalisme dans les pays africains, etc.
[2] Pour mieux comprendre l’histoire du plagiat dans le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, nous conseillons de lire : Julie Levasseur, « « Récrire » la domination coloniale : l’usage du plagiat dans Le devoir de violence de Yambo Ouologuem », Postures, n° 27, Dossier « Trafiquer l’écriture : fictions frauduleuses et supercheries auctoriales », Hiver 2018, 14 p, https://revuepostures.com/fr/articles/levasseur-27 ainsi que l’article de Jean-Pierre Orban, « Livre culte, livre maudit : Histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem », Continents manuscrits. Génétique des textes littéraires – Afrique, Caraïbe, diaspora, no HS, 2018, https://doi.org/10.4000/coma.1189.