Quand Afrolivresque me propose de lire ce roman de Petina Gappah, traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina, je ne connais pas son auteure. Pour ceux qui sont aussi ignorants que moi, Petina Gappah est née au Zimbabwe en 1971 et a fait des études de droit à Cambridge. Son premier recueil de nouvelles, Les Racines déchirées (version en français en 2010 chez Plon), lui a valu le « Guardian First Book Prize en 2009 ». Elle est avocate à Genève. La presse en disant du bien, je l’ai ouvert avec empressement.
Que raconte le roman de Petina Gappah ?
Le roman raconte l’histoire de Memory, jeune fille de Mharapara Street qui se retrouve en prison pour un meurtre qu’elle n’a pas commis. Elle est accusée d’avoir assassiné Llyod Hendricks. Llyod est un blanc, professeur à l’université, il fait partie de la classe huppée qui habite les beaux quartiers d’Harare, une sorte de « ghetto » de blancs fortunés. Memory est dans le couloir de la mort depuis déjà deux ans quand sa seconde avocate a l’idée de lui demander d’écrire. Au départ, ce livre est destiné à une journaliste qui doit préparer une interview sur la détention de Memory, mais Vernah souhaite que Memory se souvienne des détails pour trouver des circonstances atténuantes pour échapper à la peine capitale.
Le roman se construit donc à travers les flashbacks entre la première partie de l’enfance de Memory dans le township d’Harare dans sa famille et la seconde à Summer Madness avec Llyod. Celle que Llyod surnomme « Mnemosyne » du nom de la déesse grecque de la mémoire refait le film de sa vie jusqu’à l’événement malheureux qui l’a conduit dans le milieu carcéral de Chikurubi.
Une enfance dans les townships
Originaire de Mufakose qui est un township d’Harare, Memory vit une enfance marquée par le sceau de la malédiction pour différentes raisons. D’une part, sa mère est sujette à des crises de dépression. C’est une femme sévère qui est peu encline aux marques d’affections envers ses trois enfants. D’autre part, la mort plane sur la famille de Memory. Elle perd son frère Gift très jeune et frôle elle-même la mort. Il plane toute son enfance l’indicible poids du secret. Secret sur la mort du frère. Secret sur l’absence de visite des membres de la famille.Au-delà de ce qui pourrait être le lot de toutes familles des townships, Memory n’est pas une enfant comme les autres. Pour cause, elle est une albinos. Cloîtrée chez elle pour éviter le soleil et l’apparition des cloques. Elle fuit moqueries et brimades dont est l’objet la petite « Murungudunhu ». Elle a conscience de sa condition, et fait preuve d’une grande lucidité très jeune.
« En tant que Murungudunhu, je suis une femme noire imprégnée non pas de la blancheur de Murungu, du privilège mais de Dunhu, du ridicule et du simulacre, d’une blancheur effrayante. »
Changer de peau et changer de vie sont les rêves de cette petite fille. En effet, à Mufakose l’horizon offre peu d’espoir. L’usine qui employait les hommes a désormais fermé. Mufakose n’est qu’un repaire de voleurs de voitures où la quasi-totalité des hommes sont des ivrognes, contraignant ainsi les contremaîtres à payer directement leurs épouses pour que les maris ne dépensent pas tout dans l’ivresse. Le seul repère est son père. Ce charpentier protecteur, discret, pas ivrogne pour un sous et qui met un point d’honneur à affronter le destin. De son enfance transparaît la maltraitance même si Memory minimise cet aspect des choses.
« Je sais que ces mauvais traitements vont vous paraître choquant, mais c’était pour nous une réalité quotidienne. Nous n’étions pas différents des autres familles. Nous trouvions même qu’il y avait un certain héroïsme à endurer un grand nombre de châtiments (…) il n’était pas rare d’entendre des enfants se vanter des cicatrices qu’on leur avait laissés … »
Summer Madness
La vie à Summer Madness est l’antithèse de l’enfance de Memory. À neuf ans, Memory est confiée à LLyod par son père. Les contours de la contrepartie de cet arrangement restent une nébuleuse pour le lecteur pendant de nombreuses pages. La petite albinos est devenue une ondine. Dans la villa avec piscine, Memory se réconcilie avec l’existence. Elle sera initiée au raffinement de la haute société par les amis de Lloyd. Liz et Sandy vont aussi l’initier au piano et à l’équitation. Elle se passionne pour la littérature et dévore ses classiques. C’est une renaissance.
À Summer Madness tout semble simple. Mais tout est simple en surface. Derrière cette vie dans une ambiance de vie de gentlemen farmers, remplie de femmes de ménages, des cottages, il existe encore le poids du secret. Comme si la condition sociale n’épargnait pas les tourments de l’âme. Comme si l’argent ne suffisait pas pour se faire accepter par tous pour ce que nous sommes.
Les tourments de Lloyd font échos aux anciens tourments de Memory. Memory s’accommode de cette nouvelle vie avec grand plaisir, malgré la tristesse causée par l’éloignement avec sa famille biologique. Une douleur qui n’arrête pas de sourdre par instant dans sa nouvelle vie. Summer Madness perdra sa saveur quand Memory découvrira les émois amoureux…
La prison comme catharsis
Memory se raconte depuis la prison. Elle est la seule détenue dans le couloir de la mort. Même en prison, l’auteure nous plonge dans un ressenti positif. Les raisons qui ont conduit les codétenues de Memory en prison sont tragiques et comiques. Dans la lecture, on passe entre ces deux sentiments pendant longtemps. Les journées en prison sont rythmées par les séances de repassage à la laverie. Ses copines les plus proches sont Verity et Jimmy. Les disputes à la cantine, les moments passés à expliquer aux détenues qui doivent bientôt passer à la barre, l’attitude à tenir, la langue à utiliser (shona ou anglais) et autres ruses.
Mais le séjour de Memory est rendu agréable grâce à une gardienne : Loveness. Contrairement à la gardienne en chef Synodia, Loveness permet à Memory d’avoir des journaux, les livres et des stylos. La lecture et l’écriture sont de vraies sources d’évasion. La prison, le présent sont racontés comme le moment le moins douloureux. Les va-et-vient entre le passé, dans les bidonvilles ou dans la vie des cottages dans les hauteurs d’Harare sont les plus chargés d’émotion. Ici des échos viennent de l’extérieur sur les élections et sur les mouvements politiques extérieurs, mais de manière marginale.
Ce que j’emporte après cette belle lecture du roman de Petina Gappah
Ce roman nous harponne dès le début. Tout semble léger malgré le tableau. L’intrigue fonctionne comme une matriochka. Une poupée russe. Lorsque le lecteur croit avoir trouvé le nœud de l’histoire, un autre se laisse découvrir.
Le livre de Memory de Petina Gappah questionne le destin : « Qu’est-ce qui préside la destinée ? Le sort ou le hasard ? ». Au-delà de la condition sociale, les traumatismes dont nous avons le souvenir, conscient ou inconscient, sont autant de stigmates qui gouvernent notre vie jusqu’à ce qu’ils soient résolus. La prison a laissé jaillir de la mémoire les voies dissonantes de la Memory enfant, adolescente et adulte, pour enfin trouver l’harmonie intérieure. LLyod est une variation importante de ce concerto intérieur.
Pour finir sur une note faussement anecdotique, l’auteur emploi le Shona, langue zimbabwéenne. Sans prendre la peine de traduire les mots utilisés. Le contexte suffit à saisir les chants de l’enfance, les insultes dans les townships ou les noms des esprits maléfiques.
Par contre, certains prénoms en anglais de la fratrie de Memory sont traduits. Comme dans de nombreux pays d’Afrique, les prénoms sont autant de prières pour demander protection ou absolution de Dieu. Ainsi, avant Memory, il y a eu Gift -le don-, ensuite Joy — la joie, suivra MoreBlessings -plus de bénédictions-, et Memory… la mémoire. Celle qui porte la mémoire collective.