Une chose aussi naturelle que de vivre : se nommer soi-même, accorder une identité par soi-même à soi-même. Chose omise à une personne qui est opprimée, qui se voit attribuée divers qualificatifs et qui est perçue par l’autre comme un objet. L’historienne Ghanéenne Suissesse Pamela Ohene-Nyako réfléchit sur les entrelacements des dominations et des identités, du racisme et de la liberté. La littérature s’avère être l’art par excellence pour les questions liées à ces sujets, étant la discipline où le mot s’ouvre sur une réalité, et de là, sur une liberté possible pour celui qui se prononce.
Ce n’est donc pas un hasard si Pamela Ohene-Nyako lie son engouement pour la littérature à son engagement pour des formes de libération. En 2016, la doctorante en Histoire contemporaine fonde « Afrolitt », une plateforme de rencontres et d’événements littéraires. S’ensuit la série web du même nom dont la deuxième saison est en cours de préparation.
Parlant des romans qui vous inspirent, vous employez le terme « Lit(h)eraSoul ». Qu’est-ce que la “Lit(h)eraSoul”?
Le concept de « Lit(h)eraSoul », à savoir la littérature qui sert de thérapie pour l’âme, est quelque chose qui m’a beaucoup travaillé. Je cherchais à définir ce que je ressentais quand je lisais un certain type de littérature qui m’apportait un éveil à la fois intellectuel et psychologique entraînant des effets thérapeutiques. La littérature fonctionnait pour moi comme une thérapie, grâce à l’accès à des connaissances alternatives auxquelles je n’avais pas accès en grandissant en Suisse, un environnement culturellement occidentalo-centré et Blanc, avec très peu de références auxquelles je pouvais m’identifier. C’est à travers la littérature écrite par des auteur (e) s Noir (e) s que leurs univers et leurs imaginaires sont entrés en moi. J’ai enfin pu découvrir des situations dans lesquelles je pouvais me retrouver en tant que personne afro-descendante. C’est ce qui, à partir de 2013, a beaucoup aidé mon parcours personnel et contribué par la suite à la création d’Afrolitt.
Dans un article autour de Lit(h)eraSoul sur votre blog, vous mentionnez Léonora Miano comme auteure qui vous a marquée. Comment vous a-t-elle changée ?
C’était pour moi la première auteure qui mettait des mots sur des expériences que j’avais vécues ou des questionnements que j’avais dans un contexte européen. Léonora Miano est connue pour avoir articulé la possibilité d’être Noir (e) et Français (e) dans le cas de la France, mais par extenso en Europe. Être Noir(e) et Suisse romande est donc possible et valide. Tout aussi valide que d’être afro-américain. Dans la diaspora Noir(e) en général, il y a des diasporas qui sont considérées d’une part comme valides ou « vraies », les Afro-américains, alors qu’on oublie que cette diaspora a une histoire traumatique de capture et de travail forcé. D’autre part, il y aurait la diaspora européenne qui serait entre deux, qui n’aurait pas vraiment de nom, et qui au final est un peu perdue. Ce qui est fondamental pour moi dans les textes de Miano, c’est qu’elle dit qu’on a le droit de trouver nos termes, de s’appeler. Je considère son recueil de conférences Habiter la frontière (Arche, 2012) comme une œuvre phare et libératrice pour des personnes afro-descendantes dans l’espace francophone européen. Miano n’est pas la seule à avoir fait ce travail. Je suis historienne, donc je regarde aussi ces processus d’articulations identitaires et subjectives en Europe. Ce sont des phénomènes qui ont toujours eu lieu; des femmes et des hommes ont toujours essayé de se définir en tant que personnes afro-descendantes, Noires ou « of color » en Europe.
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L’une des composantes de Lit(h)eraSoul est l’esprit critique qu’un roman peut engendrer chez le lecteur. Est-ce le même objectif avec Afrolitt ?
Il est vrai que j’ai voulu partager cette approche de la littérature que j’ai découverte sur le plan personnel. La littérature peut être du divertissement mais toute personne en fait l’usage qu’elle veut. Elle peut aussi nous apporter une conscience critique, quelque chose de libérateur. C’est beaucoup plus évident avec la non-fiction. Les textes de Malcolm X, Wole Soyinka, Angela Davis ou Ngũgĩ wa Thiong’o en sont de beaux exemples. Avec la fiction, c’est moins le cas. Avec Afrolitt, j’essaye de montrer que la fiction, bien qu’elle soit du divertissement et du « storytelling » avant tout, peut aussi véhiculer quelque chose qui est de l’ordre de la libération à travers la manière dont les histoires sont articulées et les personnages pensés. On peut utiliser ces histoires et les propositions artistiques pour réfléchir sur ce qui nous entoure, sur nous-mêmes, sur notre vie dans notre quotidien. Il y a une tendance pour les personnes qui ne sont pas concernées, donc qui ne sont pas afro-descendantes, à utiliser la littérature africaine ou même asiatique comme des espèces d’échappatoires ou d’ouvertures ethnographiques sur les mondes inconnus. Ce qui n’est pas du tout mon approche. Il y a certes un aspect de cette littérature qui peut donner aux lecteurs une ouverture sur certaines connaissances. Mais très souvent, ces connaissances se rapportent à la question suivante : Qu’est-ce que ça veut dire être afro-descendant? Il s’agit également de connaissances acquises indépendamment du fait d’être afro-descendant ou Noir(e). Afrolitt propose donc la fiction comme outil de pensée et d’échange. Ça a été un pari gagné avec les rencontres Afrolitt qui étaient les premières activités mises en place, d’abord à Lausanne et ensuite à Genève.
En tant qu’historienne, y a-t-il un livre qui est particulièrement important pour vous ?
Ma mère est en grande partie allemande. Elle a beaucoup baigné dans le monde germanophone, et c’est un monde qu’elle m’a transmis. Quand j’ai lu le livre Farbe Bekennen qui est une anthologie de femmes afro-allemandes sortie en 1985, je me retrouvais énormément dans ces récits, parce que la majorité des personnages était des métis dont la mère était allemande. Les éditrices sont May Ayim – qui à l’époque s’appelait May Opitz –, Katharina Oguntoye et Dagmar Schultz, qui elle n’était pas afro-allemande mais la directrice de la maison d’édition « Orlanda Frauenverlag ». Ce livre, en plus d’Habiter la frontière de Léonora Miano, a validé mes expériences. Je n’étais plus la seule à les vivre. Il y avait des personnes qui avaient vécu les mêmes expériences bien avant moi, et d’autres qui les vivent encore maintenant. C’était important pour moi de le savoir. Et de me nommer. D’avoir les possibilités de se dire qu’on peut s’appeler Afro-allemande, Afro-suisse. Ça ne veut pas dire que nous sommes des nationalistes suisses. Cela veut juste dire qu’on a une expérience qui est marquée par le fait d’avoir, pour certains, des cultures hybrides. Je pense que même les Noirs sans parent blanc ont des cultures mixtes. On baigne dans l’hybridité des cultures. Tout le monde peut investir ce terme comme il veut ; mais pour moi, « Afro-suisse » c’est l’idée d’avoir une expérience marquée par le fait d’être Noire et liée à l’Afrique dans un contexte suisse. C’est le fait d’avoir une transmission culturelle d’Afrique, d’être vus comme Noirs dans la société, mais pourtant de grandir dans un contexte suisse, d’aller à l’école en Suisse.
Pamela Ohene-Nyako, le fait de se nommer est-il libérateur ?
Oui. Si on a ce besoin de se nommer, c’est parce que les autres s’évertuent à nous nommer selon eux-mêmes : soit nous sommes des « issus de la migration de quatrième génération », ou des Africains associés à des termes péjoratifs. Nous sommes toujours nommés par rapport aux autres et toujours par les autres . Je pense que la liberté totale, c’est de n’avoir pas besoin de se prendre la tête et de vivre sa vie. Mais on n’a pas ce luxe ni ce privilège quand on est une minorité. On est toujours ramené au fait qu’on est différent. Pourtant on est toujours bien plus que des personnes Noires ou des femmes. On a des identités multiples. Mais nous sommes toujours renvoyées à des identités particulières. On peut aussi faire le choix de se nommer soi-même. C’est une manière de résister et de se défendre par rapport à des pressions externes.
Dans votre série web, vous êtes au Ghana, dans un environnement convivial à Accra ou Tema, et vous échangez avec une artiste ou activiste sur un roman. Qu’est-ce qui vous a incitée à proposer ce format au public?
Acheter un livre quand on est au Ghana, c’est un luxe. Un livre de poche qui coûte 15 dollars américains coûte quatre fois et demie plus cher au Ghana, pour autant qu’on le trouve. L’obstacle financier poussent les personnes qui lisent au Ghana à être ingénieuses. Par exemple, Moshood Balogun (auteur ghanéen, NDLR) trouve des livres partout à prix cassés, je ne sais pas où. Il y a les « librairies par terre », des vendeurs de livres dans la rue. Mais toujours est-il que ça coûte très cher au Ghana de lire. Ce sont des personnes de la classe moyenne qui lisent et lire n’est pas populaire. Le livre le plus lu au Ghana c’est la Bible. Je pense qu’on peut faire quelque chose pour rendre la littérature plus accessible à des lecteurs. La série web est un moyen de parler de sujets abordés dans les livres et par une manière où les personnes qui n’ont pas forcément lu le livre peuvent se retrouver dans les textes abordés. Il s’agit là de sortir d’une idée poussiéreuse des littéraires comme des espèces d’intellos repliés sur eux-mêmes. La question que je me pose toujours est de savoir comment rendre visuellement intéressante une discussion autour d’un roman avec un côté documentaire et en montrant aussi des lieux différents de la ville d’Accra.
En ce moment, vous préparez la saison 2. Quelles seront les nouveautés dans cette saison?
Le focus va surtout être de rendre le visuel intéressant et surtout de parler des livres parus dans des maisons d’éditions du continent afin de soutenir des auteurs vivant en Afrique. Nous présenterons également des genres nouveaux comme les BDs, – ça ne va pas être Black Panthers ! – . Concernant la structure interne, j’ai voulu chez AfroLitt travailler avec une équipe panafricaine, mettre des gens de différents horizons ensemble, avoir un équilibre entre femmes et hommes à la technique, et favoriser les rapports sud-sud. Je trouve par exemple très intéressant d’avoir sur ce projet un réalisateur jamaïcain qui travaille avec des Ghanéens. Ce qui est aussi important pour moi, c’est ne pas demander un travail bénévole à mes collaborateurs. Faire du culturel pour le culturel et ne pas s’occuper de l’aspect financier n’est pas dans mes objectifs. Je prends en compte la dimension économique de ce projet sans rentrer dans une logique capitaliste de profit. Nous essayons pour cela de trouver des fonds pour financer ce projet. Tout soutien est bienvenu.
Propos recueillis par Arlette-Louise Ndakoze