« Petit Piment » d’Alain Mabanckou: peinture d’une Afrique précaire

par Boris NOAH
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« Tout avait débuté à cette époque où, adolescent, je m’interrogeais sur le nom que m’avait attribué Papa Moupelo, le prêtre de l’orphelinat de Loango : Tokumisa Nzambe po Mose yamoyindo abotami namboka ya Bakoko. Ce long patronyme signifie en lingala « Rendons grâce à Dieu, le Moïse noir est né sur la terre des ancêtres », et il est encore gravé sur mon acte de naissance… »

Ce sont ces mots-prémices, et ce long patronyme du narrateur susceptible d’interrogations, qui nous mènent vers « l’univers du roman » Petit Piment d’Alain Mabanckou, publié en 2015, aux éditions du Seuil.

Ce roman éponyme qui s’étale sur 274 pages, nous fait part de l’histoire d’un nouveau-né retrouvé devant la porte d’un orphelinat. Alors qu’il n’est âgé que d’une semaine. L’orphelinat de Loango est situé à quelques encablures de Pointe-Noire. Il est dirigé par un certain Dieudonné Ngoulmoumako, un directeur austère, tribaliste et surtout corrompu, mal-aimé par les pensionnaires de son institution. Malgré cela, la vie va bon train dans l’orphelinat.

Le jeune garçon qui commence à grandir ne connait ni son père, ni sa mère, mais bénéficie de la douceur maternelle de Sabine Niangui, une employée de l’asile, devant lequel elle l’avait retrouvé.  Et de l’attention particulière que lui porte Papa Moupelo, le prêtre de l’orphelinat. Soudain, arrive la Révolution socialiste du Congo à la veille de laquelle le prêtre est évincé.  Ce qui sonne comme le début du chaos dans l’institution. N’ayant pas encore digéré le départ d’un homme à qui il vouait un amour profond, le jeune garçon, communément appelé Moïse, est aussi frappé par le départ brusque, surtout non averti, de « Niangui ». 

Il a treize ans, tout comme son meilleur ami Bonaventure Kokolo. Au nom de cette amitié, Moïse décide de venger celui qu’il considère comme son frère, en mettant de la poudre de petits piments dans la nourriture des jumeaux. Leurs aînés de quatre ans, qui l’avaient au préalable supplicié.

Malheureusement, Moïse est démasqué par ces jumeaux délinquants, dont la gémellité couvait beaucoup de mystères et, est obligé de les rejoindre par peur de représailles. C’est ainsi que les trois garçons décident de fuir l’orphelinat, sans Bonaventure. Aussitôt à Pointe-Noire, le nom « Moïse » disparaît au détriment de « Petit Piment », recommandé par Tala-Tala, l’un des jumeaux, parce qu’il avait fait ses preuves avec du piment, déclare-t-il.

Désormais, le quotidien des trois fugitifs, rejoints par d’autres errants, est alimenté par de nombreux actes de délinquance. Jusqu’au jour où, le jeune adolescent rencontre Maman Fiat 500, portant plusieurs sacs de courses et décide de l’aider à les transporter. Maman Fiat 500, de son vrai nom Maya Lokito, une proxénète et prostituée très réputée, éprise par la gentillesse de « Petit Piment », lui trouve un travail de manutentionnaire au port et lui offre une cahute. 

Quelques années après, le maire de Pointe-Noire, François Makélé lance l’opération « Pointe-Noire sans putes zaïroises ». « Petit Piment » allant rendre visite à Maya Lokito, comme à l’accoutumée, est surpris de constater que le camp qu’occupait la prostituée et ses filles, a été mis en ruine, brûlé par les policiers. Il les cherche en vain. Elles ont disparu. Un choc de plus qui le conduit sans ambages à la démence.

Finalement, à l’âge de quarante ans, comme le prophète Moïse envoyé par Dieu pour libérer son peuple qui croupissait dans la misère en Egypte, « Petit Piment » le Moïse noir, décide de se libérer.

« le peuple de Pointe-Noire de François Makélé, [en assassinant] ce maire véreux qui n’avait pas le souci des conditions de vie des Ponténégrins et qui avait peut-être fait disparaître Maman Fiat 500 et ses filles dans les gorges de Diosso » (p272).

Par un coup de destin.  « Petit Piment » est transféré dans une prison construite au même endroit où se situaient les locaux de l’orphelinat de Loango. Où il a passé les treize premières années de son existence. Et dans cette prison, il a un ami du nom de Ndeko Nayoyakala, lui aussi atteint « des problèmes dans le cerveau » et âgé d’une quarantaine d’années. Ce codétenu avec qui il s’entend bien, serait probablement son meilleur ami d’enfance, Bonaventure Kokolo. Il l’avait laissé avec beaucoup de regret dans l’orphelinat, lors de sa fugue qui le conduisait à Pointe-Noire.

 Au-delà des mots d’Alain Mabanckou

Par ailleurs, Alain Mabanckou écrit ce roman pour rendre

« hommage à ces errants de la Côte sauvage qui, pendant [son] séjour à Pointe-Noire, [lui] racontèrent quelques tranches de leur vie, et surtout à « Petit Piment » qui tenait à être un personnage de fiction parce qu’il en avait assez d’en être un dans la vie réelle… ».

Avec cette œuvre, Alain Mabanckou renoue avec la terre de son enfance, qu’il retrouve vingt et trois ans après. Il nous met en plein dans son Congo natal. À travers tous ces espaces (Pointe-Noire, Tchimbamba, Loango, Ngoyo…), ces noms de personnages (Ngoulmoumako, Ngutu Ya Mpangala, Oyo Ngoki, Mouyondzi…). Puisé dans le sociotope congolais, dont la manipulation (la maîtrise, la prononciation) cause pas mal de difficultés le temps d’une lecture. Néanmoins, c’est un choix loin d’être fortuit dans la mesure où il traduit une intention manifeste de l’auteur, de vendre et vanter ses origines congolaises en particulier et africaines en général. 

Derrière cette description portant le sceau de l’humour, Alain Mabanckou peint et dépeint le quotidien des jeunes ressortissants de Pointe-Noire. Ils vivent dans la peur du lendemain, la promiscuité et la précarité. Sans doute, un clin d’œil chaleureux à ces enfants, communément appelés « enfants de la rue » et surtout aux orphelins, qui pour la plupart n’ont pas choisi de se retrouver dans cette posture. Mais sont parfois obligés de subir les affres et les vicissitudes de la vie, et par conséquent, ne sont que de pauvres victimes de ce sort qui leur est dévoué. Mais, attention !

Le personnage orphelin, ici, n’est qu’une vue de surface. Il ne doit pas être pris dans son sens premier. C’est-à-dire celui ayant perdu au moins l’un de ses deux parents. Car, en réalité, d’une manière subtile, ce personnage symbolise la jeunesse africaine toute entière. Orpheline de meilleures conditions de vie ou mieux, en quête d’un parcours existentiel agréable ou tout au moins acceptable.

À cet effet, Pointe-Noire et l’orphelinat de Loango sont une métaphore de plusieurs pays africains, où la démocratie bat encore de l’aile, ayant à leurs têtes des dirigeants qui s’érigent en démiurges et pensent être les seuls capables d’assurer l’autorité et la bonne marche d’un pays. Le cas patent est celui du directeur de l’orphelinat qui, dans un discours, s’exprime en ces mots :

« Est-ce que vous vous rendez compte de la gravité de la situation ? Si je ne suis plus le directeur de cette institution ce sera la pagaille, le chaos, la fin du monde, la nuit totale, et vous aussi vous perdrez vos postes ! » (p 117).

Cependant, l’image de Bonaventure qui ne cesse de dessiner les avions, tant qu’il ne verra pas un avion réel venir le chercher et le sortir de l’asile dans lequel il se trouve, est celle d’un homme ayant perdu tout espoir. Il est hanté par le désenchantement de son cadre de vie naturel. Il pense que seul l’avion pourrait lui redonner le sourire, en l’extirper de là pour l’amener ailleurs, le paradis du Nord, où la vie sera rose, et la souffrance restera un triste souvenir.

Par contre, Moïse se considère plutôt comme un héros national en affrontant directement le bourreau, seule solution pour libérer le peuple des déboires qui l’accablent. Ce qui se dresse cordialement comme un combat contre une certaine dictature politique dont le port étendard ici est : le Maire François Makélé.

Ce discours du président de la République et chef du Parti congolais du travail prononcé devant les dirigeants de la Confédération syndicale congolaise est parlant et n’interpelle pas seulement le Congo, mais toute l’Afrique qui, aujourd’hui, est déchirée par les guerres ethniques et interreligieuses.

« Qu’importe que le chef soit du Nord ou du Sud. Aucune région ne peut prétendre se suffire à elle-même, aucune tribu ne peut vivre isolée. L’interdépendance des tribus et des régions constituera la nation congolaise que nous voulons indivisible. Seule l’unité nationale dans le travail, dans la démocratie et dans la paix peut assurer à notre peuple des victoires certaines sur l’impérialisme et le sous-développement… » (p 82),

Nous connaissons tous le douloureux événement du génocide rwandais en 1994, entre Les Hutus et les Tutsis, tous originaires Rwanda ; sans oublier plusieurs autres foyers de tensions qui ne cessent de se constituer.

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Au-delà, l’opération « Pointe-Noire sans putes zaïroises » lancée par le maire Makélé remet à l’ordre du jour « la haine qui existe entre notre pays [le Congo] et le Zaïre et que les politiciens attisent à la veille de chaque élection. » (p 272). 

Ces querelles brûlantes entre ces deux pays-frère séparés par un fleuve (le fleuve Congo). Et qui pourtant formaient, à la base, un même pays, devront emprunter la voie de l’évanescence. Parce que, comme on a coutume de le dire, l’unité constitue le socle et même le levier d’impulsion d’une nation qui aspire à l’émergence. Malgré tout, il faudrait vivre dans le respect des différences qui caractérisent les uns et les autres. Car, la diversité n’est pas une faiblesse, mais plutôt une richesse.

Pour ce qui est de l’espace du roman, l’écrivain congolais Alain Mabanckou nous a proposé une sorte de « retour à la case départ spatiale ». L’image d’un serpent se mordant la queue, qui se résume sur la capacité de l’auteur de ficeler une action qui commence à Loango, à l’orphelinat, se poursuit à Pointe-Noire et revient s’achever à Loango. Là, plutôt dans une prison qui curieusement a été construite au même endroit où se situait l’orphelinat. Certainement, une manière pour lui de nous montrer le mal-être et le statu quo que vivent les congolais.

Mais, en refermant ce livre d’Alain Mabanckou, on a eu comme un goût d’inachevé. Un pincement au cœur de ne pas savoir ce que sont devenus Sabine Niangui, et surtout Papa Moupelo qui avait prédit le sort de « Petit Piment », en lui donnant ce long patronyme qui a fortement influencé son existence. Est-ce de cette manière que le prélat l’avait prévu et voulu ? On ne le saura peut-être jamais.                                                                   

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