Publié en 2015 aux éditions Albin Michel et traduit par Michèle Albaret-Maatsch, Tous nos noms de Dinaw Mengestu (Prix littéraire du festival de cinéma américain de Deauville 2015) est un univers jonché de mystères, d’inquiétudes et de paradoxes à rebondissements incessants.
Au fil des pages, la plume de Dinaw Mengestu nous balade dans deux récits à la fois. Ces derniers sont enchevêtrés, bien menés, autour de deux personnages narrateurs qui viennent de deux horizons culturellement différents : Isaac, le narrateur dont le vrai nom reste inconnu, est un jeune étudiant Africain noir et Helen, jeune assistante sociale Américaine blanche.
La première histoire, celle d’Isaac, nous plonge dans les méandres du continent africain enclin à la violence, la misère, la dictature, la mal gouvernance. À travers celle-ci, Dinaw Mengestu dépeint, de manière caricaturale, l’environnement social, culturel et politique africain en général et ougandais en particulier. Cet environnement propice au désenchantement se voit progressivement vider de sa substance humaine qui, habitée par l’idée et le rêve de trouver un paradis ailleurs, choisit d’aller à la rencontre d’un Ailleurs incertain (l’Europe, l’Amérique notamment) dans l’espoir et l’espérance de se garantir un meilleur avenir. Mais, ce sentiment est plutôt mitigé. Car partir n’est toujours pas la solution. Isaac, le révolutionnaire devant l’Éternel, refuse de quitter son pays malgré l’atmosphère tendue :
« C’est mon pays. Qui serais-je si je le quittais ? » (p. 313).
La seconde histoire nous met au centre des injustices perpétrées aux USA par les blancs contre des noirs. Mais, dans cette société marquée par la lutte virulente des droits civiques, Helen tombe amoureuse d’Isaac et décide d’exposer son amour au grand jour contre vents et marées.
Dinaw Mengestu entre ombre et lumière !
Tous nos noms de Dinaw Mengestu est l’expression d’un cri de cœur mêlé d’émotions, de tragédie et de suspens. C’est un univers littéraire dans lequel le sujet migrant se sent paradoxalement à l’aise, heureux dans une société réfractaire aux valeurs morales prônant l’égalité des races. La relation amoureuse qui naît entre Isaac et Helen est un véritable exemple d’intégration raciale. On voit Isaac se fondre dans la masse américaine non seulement sans éprouver une franche difficulté, mais aussi sans prendre en compte les préjugés du sociotope dans lequel il évolue.
La narration de ce roman est de temps en temps soutenue par une description pointue des différents événements et les lieux de l’action. Les personnages sont construits à la mesure de l’ambition littéraire de Dinaw Mengestu, qui est de mettre en dialogue des univers culturellement différents.
Cette œuvre, tout au long de l’acte de lecture, est simple, facile à lire et digeste. Seulement, cette « dégustation », sur goût de mignardise, s’estompe de temps à autre. Et ce, à cause du choix de l’auteur, de poser les récits l’un dans l’autre et inversement sans rendre son style lourd ou encore poussif. Ce procédé narratologique (Genette) a donc le mérite de faire vivre et survivre les personnages les uns dans les vies des autres, certes de manière dispersée, éparpillée, non moins cohérente. Ce qui précède, comme technique d’écriture littéraire, permet à Dinaw Mengestu de mieux ficeler le jeu des identités qui constituent la trame de son roman; il parvient à semer, toute la narration durant, ce que nous suggérons de nommer « un flou des identités onomastiques ». Notamment, autour de l’identité d’Isaac et de son ami, le narrateur. Le nom de ce dernier est dissimulé, la seule indication qui est donnée est l’initiale du nom que son père lui aurait donné à sa naissance : « D… », comme « Dinaw » ? Soit !
[bctt tweet= »« Deux êtres ne se seront jamais aimés autant que nous. » » » username= »Afrolivresque »]
Dinaw Mengestu est, ici, en flagrance d’une écriture de réminiscences, mélancolique et partant intimiste. Celle-ci se dresse comme une transposition de ses états d’âme ; il a lui-même connu l’immigration. Il n’est donc pas fortuit de retrouver dans ce roman les noms d’espaces comme Addis-Abeba, Éthiopie, Midwest ou États-Unis, qui ont marqué en quelque sorte l’itinéraire de l’auteur.
In fine, ce « D… », resté volontairement inachevé par le romancier, ne serait-il pas une manière de titiller les intelligences et les sensibilités de ses différents lecteurs pour leur faire comprendre qu’il se raconte à travers les narrations d’Isaac et d’Helen, et qu’ils devraient lire cette œuvre dans une logique de dépassement de sa vie ? Voilà qu’un fumet d’inachevé, supposé inciter Dinaw Mengestu à produire un autre fait littéraire, nous tient…
Pour la route, ces mots de la dernière phrase du roman, à travers lesquels sont dévoilés bellement l’état d’esprit et la vie d’Isaac :
« La dernière page, datée du jour où j’ai quitté ce village, que j’ai lue et relue pendant le trajet jusqu’au Kenya, et à nouveau à bord de l’avion qui m’emmenait en Amérique, que j’ai déchirée et placée au milieu du passeport qu’il m’avait donné, cette phrase que j’ai relue encore après avoir quitté Helen dans une rue de Chicago, et que je venais de lui dire avant qu’elle ne parte en promettant de revenir :
« Deux êtres ne se seront jamais aimés autant que nous. » »