Il y a de ces romans, hors de l’axe du temps, qui vous hantent. Ce genre de romans que vous lisez et relisez, votre attention retenant un nouvel aspect, et vice-versa. La rue de la forêt de l’auteur sénégalais Abdoulaye Soumaré, paru chez Épiderme en 2016, est de ces romans dans l’air du temps, et intemporels tout autant.
La rue de la forêt reflète peines et luttes d’un panafricanisme mondial, conté par un narrateur se situant en Allemagne, arraché de sa matrice, la Terre d’Afrique. En ce narrateur, convergent les peines confondues d’une Afrique attaquée, arrachée de ses ressortissants. Le roman est un aller-retour, un retour pour une allée constante, dans le bien-être des peuples du monde. Il y a trente ans, dans les années quatre-vingt, ce roman fut écrit, avant que son auteur ne trouve un éditeur. Le temps a fui, les choses ont peu bougé, l’ordre colonial autrement restauré. La rue de la forêt nous le rappelle, sagement, incessamment, tel son auteur, qui prête son hors temps à des réflexions afrolivresques.
Abdoulaye Soumaré, vous avez grandi au Sénégal au moment des indépendances. Depuis trois décennies, vous êtes engagé dans un panafricanisme dont votre roman La rue de la forêt s’inspire. De quoi le panafricanisme que vous projetez est-il composé ?
« Nous ne voulons plus des États prébendiers« , disait tout récemment Nouhoum Keita, activiste malien. Nous voulons guérir de la misère, l’intoxication ou formation du matérialisme scientifique irrespectueux de tout. Comme dans notre enfance et jeunesse on écoutait fréquemment et volontiers Bob Marley dire qu’il faut se libérer de la mentalité d’esclave, nous sommes devenus militants de l’émancipation des peuples du monde entier. Liberté du mercantilisme esclavagiste. L’allocation universelle pour responsabiliser et assurer tout un chacun dans le futur, ce n’est pas seulement pour les peuplades européennes, chinoises ou américaines. Les retombées de la manufacture globale doivent revenir au monde entier. Par l’arrêt du gâchis des dépenses militaires mondiales. Et l’ouverture des frontières. Pour soutenir la congrégation mondiale. La rue de la forêt est une marque de notre engagement social. Pour le cessez-le-feu universel ou la paix dans le monde.
L’Afrique est le continent de l’exploitation sauvage la plus meurtrière. Share on XVotre roman me paraît questionner un dilemme : beaucoup d’Africains s’engagent pour le bien de leurs sociétés africaines, faisant face à une Europe qui les opprime. Leurs sociétés africaines respectives, toutefois, ne les reconnaissent pas toujours. Et s’opposent parfois à eux, tout en aspirant à l’Europe. Comment répondez-vous à ce dilemme ?
Cette question centrale demande à se tenir droit debout. Contre l’exploitation des multinationaux Européens. En même temps, cela demande à tenir tête à l’oppression et le déni de politiques africains ingrats à l’égard de leurs enfants. Ces absurdités asociales sont préméditées et commanditées par le capitalisme global des rentiers et des dividendes bancaires. À cela, c’est la résilience humaine elle-même qui apporte une réponse. Ce n’est pas pour rien que l’on dit que la dignité est intouchable. Parce que cette honorabilité est la valeur humaine suprême. Le respect réciproque induit à la justice sociale, qui est garante de la paix collective – la posture adéquate pour enquérir nos droits universels. Notre liberté est bafouée et piétinée par la boutique libérale, la prébende qui ne tient ni compte de notre humanisme, ni du minimum de soins dus à notre environnement. L’Afrique est le continent de l’exploitation sauvage la plus meurtrière.
L’entre-deux qui caractérise votre roman se reflète dans le dialogue entre une voix de femme, appelée Gaby, et le narrateur. Gaby est une femme issue d’Europe, le narrateur est africain. Les deux discutent et échange sur l’Histoire et le sort de l’Afrique. Ce dialogue qui alterne avec un récit fait la grande part du roman. Pourquoi avoir choisi cette forme de dialogue et ces interlocuteurs ?
La condition féminine est le noyau de l’évolution humaine. Mais, elle est déplorable dans cette Afrique. Comme dans le reste du dit tiers-monde d’ailleurs. Gaby, l’Européenne instruite, fait bien de sympathiser avec ses sœurs et frères du globe souffrant. Car, avec l’avantage de la bonne et libre éducation qu’elle possède, au contraire de l’Afrique où le taux d’analphabétisme est estimé à 80 %, elle peut se souvenir des lois saliques pour l’affaiblir, la sous-estimer et l’exploiter. Comme elle se rappelle des héroïnes d’antan engagées dans sa libération. Surtout de leur douloureux martyrium. Telle que Marie Olympe de Gouges guillotinée par la Révolution française. Pour avoir défendu les esclaves Noirs. Elle a écrit la première déclaration des droits civils et politiques des femmes. Rosa Luxembourg fusillée et noyée par la mouvance fasciste patriarcale. Et tant et tant d’autres. Toutes des Mères Courage au front de la lutte antiesclavagiste, le combat contre l’exploitation de la femme par l’homme. C’est pourquoi Gaby, pareille à toute demoiselle européenne émancipée et compatissante avec les opprimés, doit avoir beaucoup d’estime pour ses sœurs ! Kung et bushmen, dits primitifs mais chez qui paradoxalement ces mêmes bonnes compagnes jouissent pleinement de leurs droits humains. Elles s’attellent ainsi ensemble dignement à leurs devoirs de restauration de la civilisation.
La condition féminine est le noyau de l’évolution humaine. Share on XDans votre roman, cette restauration de la civilisation me semble se déjouer dans une forme de restauration, à savoir le club de musique africain portant le nom de « Club Dakar ». Loin de se situer à Dakar, ce club se trouve à Cologne, une ville d’Allemagne. Quelle importance ce club africain en Europe a-t-il pour vous ?
Le club Dakar à Cologne, comme tous les coins de rencontre de la diaspora africaine, est un emplacement hybride. Il s’agit de recréer, dans le lointain, une atmosphère de case familiale. Ou d’un chez-soi dans l’ailleurs et l’illusion, comme l’écrivait Abdoul Aziz Mayoro Diop, représentant du Sénégal à la voix de l’Allemagne, dans les années quatre-vingt. Au fil de l’immigration des Africains vers le nord, les ressortissants des pays du sud deviennent plus panafricanistes que leurs gouvernements et leurs représentants au pays et dans l’hexagone. Ceci est dû au fait que la diaspora est obligée d’avoir recours à la solidarité ancestrale. Voir l’hospitalité, le partage et la fraternité d’une coexistence sans frontières. Alors que les responsables politiques ne sont pas autorisés à dépasser les limites de leurs États rançonnés par la finance, qui gère toutes leurs ressources, et impose le comportement de ses tributaires. Comme le fait remarquer Aaron, le patron du club Dakar à sa façon dans La rue de la forêt.
Le personnage appelé « Pied noir » est un Allemand instruit sur l’Histoire de l’Europe et de l’Afrique, et sur les crimes que l’Europe continue à commettre en Afrique. Mais sa connaissance ne s’applique pas en actes, du moins ceux-ci échappent aux lecteurs, car le roman se termine là où un changement pourrait commencer. Est-ce une expression d’un manque de responsabilité pour le bien de l’Afrique, alors que les causes de son oppression et les solutions pour son indépendance sont connues ?
L’intelligentsia européenne, si elle n’est pas victime de la censure des bourses à propos de la crise sociale et politique qu’elle cause, le néocolonialisme dans les pays du sud, elle en est même très souvent complice. Bien que quelques-uns, très rares, se démarquent de ce séparatisme « racial » et économique, comme le célèbre auteur du commissaire Wallander, le démontre. Ce suédois Henning Mankell s’est finalement établi avec tout son théâtre au Mozambique et ailleurs sur le continent. Ces esprits libres sont souvent nos seuls alliés. Ils combattent à nos côtés, selon leurs moyens, contre les grandes injustices imposées aux pauvres par la manufacture. Telles que la barbarie et le sous-développement dictés par l’égoïsme pécuniaire. Le silence de la majeure partie des intellectuels du nord sur la détresse de l’Afrique est tout à fait l’attitude des singes qui ne veulent rien avoir vu. Ou entendu. Parce qu’ils ne veulent rien dire. Sur la distorsion immense entre eux-mêmes et les Africains. Les déshérités qu’ils exploitent en termes d’infrastructure, d’aisance, ayant obtenu leurs grandes richesses de l’escroquerie des malheureux depuis l’esclavage comme l’explique Frantz Fanon.
Le style d’écriture de La rue de la Forêt est méditatif, on plonge dans les réflexions philosophiques et dans la vieille Histoire d’Afrique. La voix du narrateur traduit l’écart, l’entre-deux, qui fait ce roman. Cette voix vêtit le subconscient, qui lui se trouve entre conscience et inconscience d’un narrant, d’un peuple, d’un monde.
Le subconscient est près de l’infini de la fantaisie. C’est l’âme intérieure du texte. Dans La rue de la forêt, il y a deux voix très spéciales.
Celle de la muse qui dit :
C’était la seconde voix mystérieuse, trompeuse. L’erreur, l’intrus et le faux tableau de l’ingratitude introduite avec le matérialisme dans notre conscience de sous-développement. Enfin, le fantôme de la névrose et de l’amalgame identitaire a un visage.
L’histoire, dans le roman, est relatée autour de ces deux éléments – diagnose du mal de vivre dans l’acculturation et l’aliénation africaine, et le remède de la connaissance affirmée et appliquée – comme disait le vieux Saadi (soufisme d’Iran) :
« Il y a deux sortes de personnes qui subissent inutilement de la peine et des malheurs : celles qui amassent des biens et de la richesse et ne s’en servent pas, et celles qui acquièrent de l’expérience, mais ne l’utilise pas. Quelque connaissance que tu puisses acquérir, si tu ne t’en sers pas, autant être ignorant. Tu n’es ni un chercheur de vérité, ni un homme instruit, mais simplement un quadrupède qui transporte une charge de bouquins. Une bête sans cervelle ne sait pas et se soucie fort peu de savoir si elle porte un fagot ou des livres. »
Que dites-vous à vos jeunes lecteurs d’aujourd’hui, à qui échappe l’Histoire de l’Afrique ?
Le panafricanisme va être scientifique avec la méditation en eux. Il est un devoir accompli en soutien du refus de l’aliénation, d’une affirmation de leur dignité et de discours hautement militants. Il revient aux jeunes et à la jeunesse de relever le défi.
Propos recueillis par Arlette-Louise Ndakoze
La rue de la forêt d’Abdoulaye Soumaré
Épiderme éditions
Collection Épiderme
ISBN : 978-2-37477-011-6, 2016/236 pages
Un rêve d’amour (Pièce de théâtre) d’Abddoulaye Soumaré
Collection : Epiderme, théâtre
ISBN : 978-2-37477-027-7, 2018/116 pages